Nous sommes en 2024 et une femme «libre, grosse et noire du lundi au lundi» a pris le pouvoir. C’est elle qui se décrivait ainsi, après son sacre aux Victoires de la musique, trois ans plus tôt. A l'heure où tous les conservatismes du monde n'ont pas dit leur dernier mot, il y a suffisamment d'ingrédients pour ficher un bordel monstre.
Et ça n’a pas attendu sa performance à la cérémonie de clôture des JO, cet été, pour que la simple évocation de son nom fasse à la fois hurler les culs serrés et trembler les hit-parades américains. Planquez les grognons: la Française Yseult est de retour et ça sort guitares et hurlements.
La voilà furieusement américaine. C’est d’ailleurs en chantant (admirablement bien) My Way au moment de fourguer la flamme à Los Angeles, qu’elle a forcé Oncle Sam à tomber en pâmoison. Dans le lot, un certain Jimmy Fallon, à Paris pour lustrer son réseau, qui confirmera le coup de foudre deux mois plus tard en l'invitant sur son plateau.
Résultat, une Yseult diabolique et tentaculaire qui s’est déployée dans le prestigieux Tonight Show cette semaine, avec le morceau Suicide, dans lequel elle «demande de l’aide», affirme que son «cœur ne battra plus jamais» et que c’est une «putain de catastrophe». Le premier extrait, version cathédrale hantée, de son projet baptisé Mental.
Un raclement de gorge plutôt sombre, mais qui ne l’a pas empêchée de s’emballer dans un patchwork denim en trompe-l’œil, imaginé par Acne Studios, que la Calamity Jane d’un soir a agrémenté de boucles d’oreille Chopard. Hors de question pour l’artiste, révélée par un télé-crochet en 2013, de défier les projecteurs américains en claquettes-chaussettes.
Yseult est une bombe à voix, une queen des algorithmes et un ovni fashion que beaucoup semble vouloir réduire au silence. Maintenant qu’elle déboule dans le pays de Donald Trump, c’est mal barré.
Car pour ceux qui n'écoutent pas sa musique, c’est d’abord cette femme qui dit ce qu'elle pense, avant de penser à ce qu'elle dit. Comme une sorte de tout-à-l'ego, sans filtre, mais bourré de colères, de peurs et de rêves, qui se marie plutôt bien avec une époque en guerre contre les entredeux mollassons.
Au baromètre des crispations culturelles, véritable sport olympique chez nos amis Français, la trentenaire partage la première marche du podium avec une certaine Aya Nakamura, elle aussi ambassadrice d’une attitude apparemment incompatible avec celle du Figaro, qui réduit Yseult à une «offensée permanente», ou de Franc-Tireur qui ne voit qu’une «chouineuse».
La faute, entre autres, à un grand entretien réalisé avec le journal Le Monde, en mai 2021, dans lequel elle apparaît parfois en diva suffisante et capricieuse. On peut y lire qu'Yseult raffole de la truffe, se déteste autant qu'elle s'adore, est en «obésité massive» parce qu'elle kiffe la bouffe, se fait appeler Marie (son deuxième prénom) quand «elle hausse de ton» et réclame un droit de regard sur tout, «c’est mon image, je dois pouvoir choisir, c’est normal». Ce contrôle total, la journaliste la lui refusera, car «même le président de la République n’a pas ce privilège».
Si la tension est à couper à la truelle, la réaction de la star à cet article finira d'envenimer l’affaire.
La suite atterrira dans un second article à son avantage, cette fois dans le magazine Nylon, basé sur les bandes conservées par la chanteuse. Un règlement de compte qui en appellera d'autres, sur les réseaux sociaux français, tant Yseult incarne, pas toujours malgré elle, le paratonnerre de débats made in France, où elle est née le 18 août 1994 à Tergnier, dans l'Aisne.
Car elle cherche souvent la bagarre, Yseult. Comme en 2022, sur le plateau des présélections françaises de l'Eurovision, où celle qui aime être entendue ne digérera pas l'opinion d'une autre grande gueule de la chanson, Nicoletta. La légitimité des uns a fâcheusement tendance à s’arrêter à l’intolérance des autres.
A sa décharge, sa génération, biberonnée aux likes, accueille souvent la critique et la frustration comme une lame dans le foie.
Quelle gênance... La meuf elle doit avoir sorti 5 singles et se la joue diva ratée...#yseult pic.twitter.com/bdiY6lSJUE
— FrenchGuy 🐶🎧🐾🐦⬛ #cesgensla #yaundélai (@FrenchGars) March 6, 2022
C'est ainsi. Yseult Onguenet, 30 ans, est une personnalité complexe, clivante, hors norme, agaçante, touchante, balafrée par la vie, touche-à-tout et, l’air de rien, successful. Après un premier album dispensable, imposé par les producteurs de la Nouvelle Star et qu'elle reniera dès sa sortie, la dame dira fuck au business de la musique pour en devenir un à elle toute seule. Un monde fabriqué de toutes pièces, sous le label Y.Y.Y, qui jamais ne choisira entre mélodies, performances et haute couture.
Cette semaine, ce sont les décibels qui la projettent une nouvelle fois dans la gueule du loup. Son album Mental, tout frais de la nuit, est bien parti pour saccager les chambres d’ados et quelques hit-parades.
On rappellera qu’en juillet dernier, Yseult est devenue la première femme francophone, depuis Jane Birkin en 1970, à faire irruption dans le fameux Billboard 100 américain. Grâce au tube Alibi, en collaboration avec Pabllo Vittar et Sevdaliza, elle coiffera Aya Nakamura au poteau (encore elle), en se hissant au rang de chanteuse française la plus écoutée dans le monde sur Spotify.
L'occasion est parfaite pour larguer 13 nouveaux morceaux qui marinent dans un grunge bordélique et colle joyeusement aux appareils dentaires. C’est séduisant et sale à la fois. D’une saveur volontairement perturbante, bruyante et intimiste, acide et épicée, chic et choc. Comme si on trempait un vieux cheeseburger dans une flûte de Moët.
Alors oui, ça part dans tous les sens, ça hésite constamment entre la guitare et le clubbing, la pop adolescente et les prouesses d'opéra, les sucreries romantiques et les cris que l’on pousse dans des cages d'escalier. Un buffet copieux, qui rend vaguement hommage aux années American Pie, et qui, surprise, fonctionne.
Loin des constipations bleu-blanc-rouge, la diva s’est manifestement offert une formidable bouffée d’air frais, histoire de lâcher les chiens. Une virée alléchante qui ne fera pas pour autant l’unanimité. Celle qui avait déménagé en Belgique pour ne plus «être blâmée pour être moi-même» livre tout de même ici un bazar bizarre, susceptible de paumer quelques tympans au passage.
À l’instar de Christine and the Queen, Yseult est un concept. Un double en titane fomenté pour tout écraser sur son passage, y compris sa pire ennemie: elle-même. Quelque chose de très américain. Quelque chose, surtout, de pas très français.
Aussi à l'aise en lambeaux luxueux d'Alexander McQueen que dans les douces coutures de chez Dior, la punkette réserve le même paradoxe à sa musique. De la voix de velours au bulldozer électro, ce n'est pas toujours évident de suivre Yseult sans avoir un point de côté.
Alors que ses détracteurs l'accusent de n'avoir sorti en dix ans qu’une poignée de ritournelles sans queue ni tête, cette femme n'a pourtant ni l'une ni l'autre.
Au fond, Yseult est née pour être détestée. Un désagrément nécessaire à la qualité de l’œuvre, car son ADN l’incitera toujours à anticiper les coups. Le pied sur l’accélérateur, comme un réflexe, cette femme a toujours su que son genre, sa carrure, sa peau, son caractère et sa soif de liberté ne lui auraient jamais permis de faire irruption sur l'autoroute du succès à 20 km/h.