L'Union syndicale suisse veut une augmentation de salaire de 5%. Sinon, elle aurait recours à des «mesures de lutte». L'Union patronale suisse estime, de son côté, que les revendications salariales ne sont «pas justifiées» et de toute façon «pas supportables» pour les entreprises.
Ces échanges d'amabilités font partie du rituel. Mais le contexte économique dans lequel se déroulent ces négociations salariales est exceptionnel. La Suisse connaît la moins bonne évolution salariale depuis la Seconde Guerre mondiale.
Ces deux dernières années, les salaires réels ont baissé de 0,8 et même de 1,9%. Il y a donc eu une perte de pouvoir d'achat. En 2023, il n'y aura aucune augmentation — pour autant que le Centre de recherches conjoncturelles de l'EPF de Zurich (KOF) ait raison dans ses prévisions. Cela fait donc trois ans que l'indice officiel des salaires suisses, qui remonte à 1943, n'a jamais été aussi triste. Une série unique en son genre. Comment en est-on arrivé là?
Normalement, des séries aussi tristes naissent suite à des périodes moroses, avec des récessions et un chômage record. Mais le marché de l'emploi est en plein essor, avec un nombre record de postes vacants. Les entreprises n’ont jamais eu autant de difficultés à trouver du nouveau personnel. Le taux de chômage est resté à 1,9% en juin — le plus bas depuis deux décennies.
Cette explication habituelle n'est donc pas valable. Le marché de l'emploi est en plein essor, les salaires sont en baisse. Comment en est-on arrivé là? Michael Siegenthaler, expert du marché du travail auprès du Centre de recherches conjoncturelles (KOF), a des explications.
Si les salaires réels évoluent si négativement, c'est surtout parce que l'inflation a surpris tout le monde. Après s'être absentée pendant plus d'une décennie, elle a fait son retour en Suisse en 2022. Les salariés ont été pris par surprise.
Lorsqu'ils ont négocié avec les employeurs vers la fin 2021, le retour de l'inflation n'était pas prévisible. Des augmentations de salaire de 0,9% en moyenne nationale ont alors eu lieu. Mais l'inflation de 2,8% a été la plus élevée depuis près de trois décennies. Conséquence: un trou dans le porte-monnaie.
Lors des négociations salariales de 2022, une augmentation plus importante a certes été négociée, qui se montera à environ 2,2% selon le KOF. Mais elle n'a fait que compenser l'inflation. En termes réels, le résultat pour 2023 sera probablement nul, le pouvoir d'achat stagnera.
Le fait que les partenaires sociaux soient surpris par l'inflation n'a rien de nouveau, c'est même plutôt la normalité. Si l'inflation augmente ou diminue soudainement, il s'ensuit régulièrement des fluctuations des salaires réels, à la hausse comme à la baisse.
C'est ce qui s'est passé en 2009, lorsque l'euro s'est effondré et que tout ce qui venait de la zone euro est soudain devenu moins cher. Avec cette inflation négative, les salaires réels ont augmenté, comme jamais en 30 ans. Il a fallu beaucoup de temps avant que les partenaires sociaux ne s'adaptent à la faible inflation. C'est généralement ainsi que les choses se passent.
Les salaires réels sont difficiles à appréhender. La plupart des gens regardent le chiffre qui arrive sur leur compte en banque à la fin du mois, le salaire nominal. Si celui-ci augmente de 1%, c'est généralement une raison de se réjouir. On oublie que les prix ont par exemple augmenté de 2% et que le salaire est donc en réalité plus faible. Les économistes parlent d'illusion monétaire.
La règle est la suivante: si les gens ont un emploi, ils devraient aller voir leur patron pour qu'il compense l'inflation. La plupart d'entre eux ont du mal à le faire. D'autant plus que l'inflation a disparu depuis longtemps et qu'ils ont désappris à réclamer la compensation de l'inflation.
Et pourtant, les salaires bougent. La plupart du temps, c'est lorsque les gens démissionnent et demandent un meilleur salaire dans leur nouvel emploi. En période de boom économique, les personnes qui changent d'emploi devraient effectivement en profiter. Selon les études, le marché joue alors son rôle. Mais chaque année, seuls 15% des salariés changent d'emploi, ce qui est trop peu pour faire bouger la moyenne nationale des salaires.
Aux Etats-Unis, une vague de licenciements a eu lieu après le Covid: de nombreux travailleurs ont profité du marché de l'emploi en plein essor pour quitter leur ancien employeur et obtenir un meilleur salaire ailleurs. Cette décision a sans doute été facilitée par la vague de licenciements qui avait précédé.
En effet, ces licenciements ont rompu le contrat non écrit qui sous-tend les contrats de travail: on s'entraide en cas de besoin. Les employés ont donc pu se sentir libres de ne chercher que leur propre intérêt et de démissionner.
La Suisse n'a pas connu une telle vague de licenciements, notamment parce que les indemnités de chômage partiel le permettaient. Ainsi, moins de travailleurs ont eu une raison de chercher fortune ailleurs.
Il y a encore un suspect habituel, mais il est, lui aussi, innocent dans cette histoire. Les bénéfices des entreprises n'ont pas augmenté au détriment des travailleurs. Le gâteau n'a donc pas été réparti de manière plus inégale que d'ordinaire, les employeurs n'ont pas eu plus, les employés n'ont pas eu moins. C'est le gâteau qui n'a pas vraiment grossi.
Cette constatation sur la répartition du gâteau est valable pour l'ensemble de l'économie, mais il y a toujours des variations entre les différents secteurs. C'est pourquoi les menaces de «mesures de lutte» sont plus nombreuses dans une branche et moins dans une autre. Les employeurs ne parleront pas partout avec la même vigueur de revendications salariales «inacceptables».
Traduit et adapté par Noëline Flippe