Il semblerait que la frontière entre pionnier et fraudeur soit vraiment ténue, voire totalement dépassée par de nombreux entrepreneurs de la Silicon Valley. Avec le lancement du procès de Sam Bankman-Fried, c'est un pan de l'entrepreneuriat américain (ou du rêve américain) qui s'écroule.
Il s'avère être une belle vitrine à étudier: SBF voyait son visage trôner sur la couverture de Forbes, le visage d'un génie de la crypto, cette monnaie virtuelle et volatile qui en était à ses balbutiements. Sauf que derrière le génial boss aux cheveux en bataille, la fraude grandissait: il utilisait une «porte dérobée» pour pouvoir nourrir ses dépenses démesurées.
L'autre société de SBF, Alameda utilisait dès 2022 des dépôts des clients (plusieurs milliards selon les informations du Wall Street Journal) pour financer ses propres transactions – un comportement qui, alors que les marchés de la crypto s'effondraient en 2022, conduira finalement à la faillite de FTX. Une manoeuvre connue et consommée par les pontes de la boîte, puisque durant l'été 2022, un chef d'équipe, qui avait fait part de ses inquiétudes concernant les privilèges spéciaux d'Alameda, a été tout bonnement licencié.
La fraude a souvent été accolée aux licornes qu'a façonnées la Silicon Valley. Les levées de fonds pharaoniques, la course aux millions qui doivent faire gonfler les caisses de ces start-ups peuvent être une notion de cette dérive. La plupart des portefeuilles de capital-risque comportent des entreprises qui échoueront parce que leur modèle est erroné, que leur produit n'aboutira pas et que leur vision de l'avenir ne se concrétisera pas.
Pour le Professeur à la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne, Michael Rockinger, rien de nouveau à l'horizon: «Les gérants de fortune construisent des portefeuilles en investissant un peu dans diverses entreprises et acceptent (en théorie) le risque de perdre leur argent. S'ils ont effectué des investissements en moyenne intéressants ils seront rémunérés pour la prise de risque.»
Parmi les investisseurs de FTX, on retrouvait par exemple le régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l'Ontario.
Devant l'essor des grands investisseurs institutionnels qui ont grimpé dans le paquebot FTX, certains ne comprenaient pas les rouages de la crypto, mais se sont précipités parce qu'ils pensaient que d'autres avaient fait preuve de diligence. «En général ça fonctionne. Mais si les bilans sont falsifiés, c'est là que les problèmes commencent. C'était par exemple le cas de Jerôme Kerviel», rappelle le spécialiste des modèles économiques et financiers.
L'exemple d'Elizabeth Holmes reflète cette tendance à courir après les financements, à vendre une révolution. Mais le matériel n'était pas du tout prêt. Le journaliste John Carreyrou, à l'origine des articles qui ont fait basculer Theranos avait cette phrase dans son livre Bad Blood:
Les tentatives de dissimuler les nombreuses failles dans la boîte ont fonctionné, ferrant de gros poissons pour injecter des liquidités. Mais comme l'écrivait l'ancien journaliste du Wall Street Journal:
Theranos était cotée à 10 milliards, alors que ses machines ne fonctionnaient pas. Holmes sera condamnée et écopera de 11 ans de prison pour ses mensonges.
L'argent fait-il perdre la boule à ces entrepreneurs d'un nouveau genre? En 2021, 630 milliards de dollars ont été injectés dans des entreprises financées par du capital-risque, souligne Wired.
Ces start-ups représentent l'avenir: Theranos devait révolutionner le système de santé; FTX était considéré comme l'avenir de la crypto, et la crypto, le futur de la finance.
WeWork, qui était évalué à 47 milliards de dollars en janvier 2019, après des investissements démesurés de sociétés de capital-risque, dont le célèbre méga-investisseur Softbank, a annoncé être à l'agonie.
Pour FTX, de grosses entreprises ont investi dans l'affaire de l'escroc de la crypto, sans vraiment se rencarder sur les contours de la société. Comme de nombreux investisseurs expérimentés, enclins à un orgueil débordant, ils se fient à leur flair et...ne flairent pas l'arnaque.
Surtout, les décisions sont prises à partir des chiffres présentés. «Si les chiffres fournis par l'entreprise ne correspondent pas à la réalité, les gérants de fortune se font avoir. C'est pour cela que c'est une fraude et que les responsables iront en prison», déclare le professeur lausannois.
Pour preuve, FTX n'avait aucune tenue de registre, comme le rappelait, circonspect, John Ray III, l'expert en restructuration qui répare les pots cassés pour la société crypto. Il confiait d'ailleurs n'avoir «jamais vu dans sa carrière un tel échec des contrôles dans une entreprise».
Peut-on mettre ces erreurs sur le compte de la précipitation, d'une célébrité qui toque à la porte?
Ces jeunes entrepreneurs, propulsés sur le devant de la scène par Forbes et autres magazines spécialisés, ont cédé au mensonge. En témoigne le cas de Charlie Javice, fondatrice de la start-up Frank, qui a revendu son bébé à JP Morgan Chase pour 175 millions de dollars, avant d'être prise dans les filets de la justice. La jeune femme avait gonflé les chiffres exagérément pour pousser la banque au rachat.
Crédit Suisse s'était, par exemple, fait gruger par le hedge fund Archegos. La facture pour la banque désormais avalée par UBS, s'élevait à cinq milliards.
Cette course effrénée à la marge extraordinaire peut également révéler une impatience des sociétés. «Un investissement dans une jeune pousse peut vous assurer, à condition de bien y investir, une rentabilité avec une croissance exponentielle lors des premières années», avant que l'entreprise ne mûrisse, rappelle le Professeur à la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne.
Il y a une forme de fétichisation de la jeunesse derrière ces investissements et des chutes inéluctables. Ils n'étaient pas prêts pour assurer au poste de patron. Et à force de voir l'argent qu'une start-up doit brûler, tel un mantra, il faut en chercher pour en brûler encore et encore - pour grandir. C'est à ce moment critique qu'il faut de l'expérience pour gérer cette pression du board, des billets verts qui manquent dans les caisses; une tendance qui peut conduire certains ambitieux à prendre des raccourcis et passer par la case justice.
Selon Michael Rockinger, ces phénomènes de société se produisent «à chaque fois qu'il y a une nouveauté que le public a du mal à comprendre».
Sam Bankman-Fried, Elizabeth Holmes ne sont sûrement pas les derniers cas, la Silicon Valley produira sûrement de nouveaux spécimens entrepreneuriaux et des investisseurs tomberont sous le charme d'un autre Theranos, ou d'un autre FTX.
«Cela a été le cas avec Enron. Aucune raison que cela ne se reproduise pas», précise le Professeur Rockinger. Et de poursuivre qu'«on peut s'attendre à une punition exemplaire pour SBF, pour décourager d'autres jeunes entrepreneurs d'emprunter la même voie.»