Swissair en 2001, UBS en 2008 et maintenant Credit Suisse (CS). En un peu plus de deux décennies, la Suisse, réputée pour sa prospérité et sa stabilité, a connu trois chutes spectaculaires d'entreprises saines et emblématiques, provoquées par une mauvaise gestion flagrante. Cette accumulation est honteuse et systématique.
Le meilleur et le pire sont proches l'un de l'autre. L'irresponsabilité révoltante de la direction de CS met donc en danger non seulement la place financière, mais aussi, plus fondamentalement, le patrimoine de ce pays.
Au fond, il s'agit de confiance, de culture et d'image. L'idée d'individus responsables remplissant honnêtement leur déclaration d'impôts et d'un secteur économique responsable se régulant et se surveillant lui-même a longtemps été typique de la Suisse.
Cette culture de la confiance remonte à la révolution bourgeoise et libérale de 1848. Contrairement à ce qui se passe dans les pays voisins, ce mouvement a donné naissance à un Etat fédéral moderne doté d'un contrat social qui s'est traduit par une confiance dans le citoyen responsable et, bien plus tard, dans la citoyenne responsable.
Dans quel autre pays la population peut-elle participer directement aux principales décisions politiques par le biais de votations populaires? Dans quel autre pays les citoyens astreints au service militaire ont toujours emporté leur arme à la maison?
Au moins à petite échelle, cette confiance a créé une culture de la responsabilité, avec des citoyens qui réfléchissent, se sentent coresponsables et s'engagent dans d'innombrables fonctions de milice. Avec des citoyens qui n'ont pas besoin d'être contrôlés par une bureaucratie débordante. Celui qui accorde sa confiance récolte la coresponsabilité. Le contrat social bourgeois-libéral a créé de la prospérité et de la satisfaction, mais il a aussi rendu le pays vulnérable aux comportements abusifs.
Il est vrai que cette culture de la confiance existe encore aujourd'hui: beaucoup de ceux qui viennent s'installer ici sont finalement plus suisses que les Suisses. Mais dans les étages de direction des entreprises mondiales, l'intégration se fait souvent dans l'autre sens:
La chute du mur de Berlin a été un tournant important. Le choc de la mondialisation a frappé le contrat social suisse. Les relents de la guerre froide ont enfin disparu, le réseau dense de décideurs PLR qui se connaissaient dans l'économie, l'armée de milice et la politique de milice s'est dissout. Il avait ses défauts, mais il assurait un contrôle social.
Ce réseau était synonyme de cartels et de coterie, mais aussi de sens commun et de responsabilité, du moins à l'intérieur. Avec l'accord silencieux des citoyens, les entreprises financières suisses ont toujours mené une sorte de double vie: culture de la responsabilité à la maison, affaires éhontées à l'étranger.
Avec la disparition de ce réseau de connaissances, la pression en faveur de la modération a disparu et les salaires ont commencé à augmenter chez les grands. La raison invoquée était les exigences du marché mondial du travail. Cela a égratigné l'image d'une économie qui se retient elle-même et qui n'a donc pas besoin d'être maîtrisée par l'Etat.
La volonté de certains banquiers de prendre des risques s'est déchaînée. Mais l'ancienne confiance bien intentionnée du monde politique dans l'autocontrôle de l'économie est restée. Ce n'est qu'en 2009 qu'une Autorité de surveillance des marchés financiers (Finma) a été créée en Suisse.
Mais lorsque l'UBS a été sauvée à coups de milliards en 2008 et que le secret bancaire est tombé, le marché financier a soudain été réglementé en détail avec l'assiduité suisse - sous la direction de l'Association suisse des banquiers et donc des grandes banques elles-mêmes.
Pour les petits prestataires de services financiers, cela a entraîné une bureaucratie presque insurmontable. Mais la surveillance suisse reste sans véritable autorité lorsqu'une grande banque d'importance systémique fait preuve d'un comportement prédateur pendant des années. C'est la conclusion effrayante du cas Credit Suisse.
Lorsque la confiance suisse se mélange à la culture du risque des Américains, les problèmes guettent. La notion de «capitalisme prédateur» de Jean Ziegler convient bien.
Aux Etats-Unis, des organes de surveillance forts vont de soi. L'antitrust et les sanctions sévères tiennent les prédateurs en respect.
Le danger sous-estimé de la débâcle de Credit Suisse, c'est que le contrat social suisse soit impacté. Si les membres de la direction du CS s'enrichissent à ce point malgré leurs échecs et s'en tirent sans être punis, cela remet fondamentalement en question la culture suisse de la responsabilité.
Soit parce que l'on recommence à réglementer les moindres détails avec un zèle excessif, soit parce que la population n'est plus disposée à assumer ses responsabilités en voyant que ceux d'en haut reçoivent beaucoup d'argent pour leurs ratés.
Jusqu'à présent, la Suisse a toujours bien surmonté les crises. Cela n'est pas dû au grand art de sa politique. Cela tient à la culture de la responsabilité profondément ancrée dans la société, chez les citoyennes et les citoyens ordinaires. L'îlot de prospérité suisse ne survivra que si cette culture perdure.