Le groupe de mercenaires russes Wagner est actif sur plusieurs théâtres d'opération: en Ukraine, mais aussi en Syrie et en Afrique. Il y a un mois, le patron du groupe, Evguéni Prigojine, lançait un coup de force vers Moscou. Pendant ce temps-là, des milliers de ses mercenaires continuaient de se battre en Ukraine, mais pas seulement: une poignée d'entre eux était présente à des milliers de kilomètres de là, au Mali ou en Centrafrique.
Car la rivalité entre le Kremlin et Wagner qui s'applique à l'Ukraine ne concerne pas l'Afrique. Un continent où les frères ennemis Prigojine et Poutine se partagent les fruits de leurs activités, main dans la main, parfois aux dépens de la population locale.
Wassim Nasr, journaliste à France 24 et membre du think tank sécuritaire new-yorkais The Soufan Center, est spécialiste de la région. Il nous aide à décrypter la situation des mercenaires de Poutine, dans la chaleur aride de l'Afrique.
Les troupes de Wagner sont présentes dans de nombreux pays d'Afrique. Lesquels?
Le Mali, principalement, mais aussi la Libye, le Centrafrique et le Soudan. Leurs activités sont différentes dans tous ces pays. Au Soudan, pourtant en proie à une guerre civile, les mercenaires ne sont pas au combat.
En Centrafrique, ils sont impliqués dans la garde présidentielle et sont très centrés autour du pouvoir en place. Ils protègent le président Faustin-Archange Touadéra, forment ses hommes et mènent des attaques autonomes, sans l'aide de l'armée locale, contre des groupes rebelles. Des mines d'or et de diamant sont aussi directement exploitées. En Libye, ils ont soutenu les troupes du général Haftar lors de guerre civile contre le gouvernement de Tripoli. Depuis la fin de celle-ci, le pays est utilisé comme hub logistique principalement pour l’Afrique de l’Ouest. Wagner est présent dans plusieurs bases.
Et c'est au Mali qu'ils sont le plus actifs?
Il y a environ un millier de mercenaires de Wagner au Mali, qui soutiennent le régime en place contre des groupes islamistes dans le centre du pays. Ils ont débarqué en décembre 2021, alors que les troupes françaises s'apprêtaient à partir. Mais la situation n'est pas bonne et se dégrade.
Il y a tout de même eu des affrontements avec Aqmi (Al-Qaïda au Maghreb islamique) au centre du pays, où les mercenaires opèrent. Al-Qaïda en profite pour recruter dans les villes et localités où Wagner commet des atrocités. Il y a beaucoup de ressenti contre eux. Ils se sont aussi timidement déployés dans le nord du pays, dans des zones d’activité d’Aqmi et de l'Etat islamique, comme les soldats français, mais ils ne s’aventurent guère très loin de leurs bases.
En quoi le départ des troupes françaises a-t-il influencé la situation?
Le contrôle de l'espace aérien, notamment. Les Français avaient des avions de chasse et des drones pour frapper les djihadistes. Les Russes ont bien vendu des hélicoptères aux Maliens, d'ailleurs parfois pilotés par les troupes de Wagner, mais ce n'est pas suffisant.
Ils ont désormais la capacité de monter des opérations complexes et de bivouaquer non loin des zones sous contrôle des militaires maliens. Le ciel est toujours monitoré et surveillé, mais pour le moment les djihadistes ne risquent plus rien, à moins d'une décision politique de Paris ou de Washington. Et donc contre l’avis de Bamako, qui interdit son ciel aux forces étrangères.
Celle-ci nie d'ailleurs catégoriquement la présence des soldats de Wagner dans le pays, ce qui est ironique, puisqu'Evguéni Prigojine et même le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov l'ont confirmé.
La rébellion de Prigojine a-t-elle eu une influence sur ses activités dans les pays africains?
Pas vraiment. Il y a eu de beaucoup de rumeurs sur de possibles départs de Wagner, mais ceux-ci n'ont pas eu lieu. Des rumeurs similaires s'étaient propagées lorsque la guerre en Ukraine a éclaté, et pourtant, Prigojine n'avait déjà pas retiré ses hommes à ce moment-là. Il y a toutefois eu des rotations d'hommes, notamment en République centrafricaine et au Mali, qui concerne entre 300 et 400 hommes.
C'est aussi une manière de tester la loyauté des hommes en les envoyant où ils veulent, quand ils veulent. Ce qui est sûr, c'est que malgré ce coup de force, Moscou ne va pas jeter le bébé avec l'eau du bain sur les activités africaines. La situation en Ukraine et en Afrique ne sont pas liées. Et puis Wagner, c'est une entreprise rentable. Autour de Poutine, il y a beaucoup de gens qui lorgnent dessus.
La Russie a donc tout intérêt à garder ses mercenaires en Afrique?
Wagner ne compte pas quitter l'Afrique de sitôt. Mais le Kremlin reste très pragmatique sur le sujet. Quand ça ne marche pas, ils abandonnent. Un exemple: ils ont débarqué au Mozambique, en 2019 pour se sont battre contre des membres de l'Etat islamique dans le nord du pays, où se trouvait un gisement de gaz. Mais la résistance était trop forte et le groupe a perdu des hommes, du matériel et même un hélicoptère. Ils ont plié bagages l'année suivante.
Quelle est la stratégie de Moscou?
Elle est assez simple: quand les opérations de Wagner fonctionnent sur le terrain, le Kremlin en profite pour récolter les fruits. Quand c'est un échec, ils ferment les yeux. Tant que les pertes ne concernent pas des soldats de l'armée russe, qui impliquent le gouvernement, celui-ci s'en fiche. C'est le principe de «déni plausible» (plausible deniability) et il arrange bien Moscou. Les Américains ont par exemple bombardé au moins deux bases tenues par les hommes de Prigojine en Libye et Poutine n'a pas levé le petit doigt.
Mais ce n'est pas l'exemple le plus frappant: en 2018, en Syrie, les troupes de Wagner ont tenté de prendre un puits de pétrole avec l'aide des troupes de Bachar al-Assad. Celui-ci était protégé par les Kurdes, mais aussi les Américains, qui ont riposté lourdement avec leur aviation. Une centaine de soldats syriens et de miliciens, mais aussi de mercenaires de Wagner, ont été tués.
L'aviation américaine et russe ont même continué à se coordonner durant une année contre l'Etat islamique, comme si rien ne s'était passé.