L'ethnologue Claude Lévi-Strauss raconte l'histoire d'un chaman dans une société tribale.
La voici:
Un jeune homme vif d'esprit est convaincu que tous les chamans sont des menteurs. Ils ne peuvent pas voler dans les airs comme ils le prétendent, leurs conversations avec les dieux sont de pures inventions et leurs prétendus remèdes miracles sont tous inefficaces.
Pour se conforter dans son idée, il suit lui-même une formation de chaman. Ses soupçons se confirment rapidement: tout n'est que mensonge et tromperie. Mais, comme il est doté d'une grande intelligence, il rencontre un succès grandissant. Plus il réussit, plus il se met à croire aux mensonges. Finalement, il est, lui aussi, convaincu de pouvoir voler et communiquer avec les divinités.
D'une certaine manière, cette histoire pourrait être celle de Donald Trump. Lorsqu'il s'est présenté à l'élection présidentielle américaine en 2016, il affichait des motivations de nature plutôt cynique. Celui que de nombreux spécialistes décrivent comme un pervers narcissique a apprécié l'attention que cela lui a value. De plus, ses affaires étaient à la peine, un peu de marketing ne pouvait donc pas faire de mal.
Selon une théorie plausible, Trump lui-même a été le premier surpris par sa victoire électorale. Il n'a donc pas établi de stratégie commerciale lors de son premier mandat. Déjà à l'époque, il évoquait des droits de douane élevés, mais personne, à l'exception de la Chine, n'en a ressenti les effets. Seul l'accord de libre-échange avec le Canada et le Mexique a été renégocié et la montagne a accouché d'une souris.
Rien n'est plus dangereux que de voir des cyniques devenir croyants. C'est précisément le cas du milliardaire républicain. Si ses menaces sur les importations d'il y a huit ans étaient encore largement un coup de marketing, elles sont aujourd'hui le fruit d'une conviction. Trump veut bouleverser l'ordre mondial, car il part du principe que les Etats-Unis se font rouler dans la farine par tout le monde, et en particulier par leurs alliés. Et il croit dur comme fer que c'est à lui de à changer cela. Après tout, il a survécu à une tentative d'assassinat, a évité la prison de justesse et a réussi un come-back politique historique.
Tel un chaman, il est donc convaincu de pouvoir voler, de faire de la magie et d'avoir une mission à accomplir. Même la formule qu'il utilise pour déterminer les droits de douane réciproques a quelque chose de chamanique: toutes les importations aux Etats-Unis seront soumises à un droit forfaitaire de 10%. Et les «mauvais pions» paieront encore une autre contribution, résultat d'un mystérieux calcul.
Pour la Suisse, la formule est dévastatrice. Avec 31%, nous sommes plus fortement pénalisés que l'UE et la plupart des autres pays industrialisés. Cela fait surtout mal au secteur technologique. Les produits pharmaceutiques semblent pour l'instant épargnés, mais un certain flou demeure. Il n'est donc pas étonnant que l'association industrielle Swissmem se dise «très déçue par la décision du gouvernement américain».
Les Helvètes qui soutiennent Trump doivent se sentir assommés. Et on ne parle pas seulement des Köppel, Gujer et Somm. La cheffe du secrétariat d'Etat à l'économie (Seco), Helene Budliger Artieda s'enthousiasmait encore récemment devant le représentant américain au commerce. Et d'affirmer que Berne était la «véritable amie» et la «partenaire naturelle» de Washington. Pendant ce temps, Magdalena Martullo-Blocher rêve toujours d'un traité de libre-échange avec l'Amérique du Nord.
Economiesuisse ne voit, elle non plus, «aucune raison compréhensible à des droits de douane américains contre la Suisse». La faîtière déconseille malgré tout de prendre immédiatement des contre-mesures et de négocier à tout prix.
Il ne reste plus qu'à nous souhaiter bonne chance. Trump-le-convaincant a beau «aimer la Suisse», comme le répète sans cesse son ancien ambassadeur Edward McMullen, et son séjour au WEF de Davos, il est en mission.
Trump veut un remède de cheval pour l'économie mondiale. Historiquement, de tels chocs se sont pourtant rarement avérés judicieux. Il ont généralement plutôt eu l'effet inverse. Ainsi, après l'effondrement de l'URSS, la Russie et les autres pays de l'Est ont plongé dans la misère pendant des années. Ils suivaient alors pourtant un traitement du même type.
La «thérapie-choc» de Trump promet elle aussi d'être un désastre, surtout pour les Américains eux-mêmes. Le Wall Street Journal a identifié plusieurs dangers:
La question se pose: peut-on encore arrêter le leader du mouvement MAGA? Politiquement, non.
Le Sénat vient certes de décider qu'il n'y a pas d'urgence qui justifierait ses droits de douane. Mais la Chambre des représentants ne suivra pas. Son président, Mike Johnson a trouvé une astuce et a décrété qu'une journée à la Chambre des représentants durerait désormais un an, et qu'un vote ne pourrait donc pas avoir lieu.
On ignore toutefois combien de temps les marchés financiers resteront complices du sale jeu de Trump. Les bourses américaines ont connu leur pire trimestre depuis 2022 et les marchés restent globalement très tendus. Un krach boursier, voire une récession, pourrait amener les républicains à remettre en question leur loyauté inconditionnelle envers leur leader.
Mais pour l'instant, le chaman peut encore planer dans les airs en toute insouciance.
(Traduit de l'allemand par Valentine Zenker)