Lorsqu'il reçoit une demande d'ajout sur la messagerie Signal, ce 11 mars 2025, d'un certain «Michael Waltz», Jeffrey Goldberg se méfie d'emblée. Il faut dire que ce journaliste chevronné de 60 ans en a vu d'autres. Lui qui a taillé sa plume au Washington Post et au New Yorker, avant de rejoindre The Atlantic sept ans plus tôt.
Alors quoi, un canular? Un piège? Une campagne de désinformation d'un gouvernement étranger hostile ou de trolls sur internet?
Dans le doute, le rédacteur en chef accepte l'invitation de l'utilisateur, comme il le racontera ce lundi dans un article qui promet de secouer la Maison-Blanche et l'administration de Donald Trump pour un bon moment encore.
Après tout, qui sait? Peut-être que ce Michael Waltz est vraiment le conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump. Et peut-être que cet individu souhaite vraiment discuter de l'Ukraine, de l'Iran ou de tout autre sujet important susceptible de l'intéresser, lui, le rédacteur en chef de l'une des publications les plus respectées du pays.
Deux jours plus tard, le 13 mars 2025, à 16h28, Jeffrey Goldberg reçoit une première notification de la part du mystérieux «Michael Waltz», qui le convie à rejoindre un groupe au nom nébuleux: «Petit groupe PC houthi». L'administrateur envoie dans la foulée un premier message à ses participants.
Une minute plus tard, un membre du groupe se manifeste: un certain «MAR», que Jeffrey Goldberg ne tarde pas à identifier comme «Marco Antonio Rubio», du nom du ministre des Affaires étrangères de Donald Trump.
Puis c'est au tour d'un utilisateur s'identifiant comme «JD Vance» de réagir. Une minute plus tard, «TG» (vraisemblablement Tulsi Gabbard, la directrice du renseignement national, ou «quelqu'un se faisant passer pour elle») atteste de sa présence à son tour.
A 16h53, un membre baptisé Pete Hegseth, comme le ministre de la Défense, rejoint la bande. Lui succède encore un «Steve Witkoff», comme le négociateur de Donald Trump pour le Moyen-Orient et l'Ukraine ou une «Susie Wiles», la cheffe de cabinet de la Maison-Blanche. Enfin, «SM», que le journaliste interprète comme «Stephen Miller», le principal conseiller du président.
Au total, ce sont bientôt quelque 18 personnes, toutes de hauts responsables de l'administration, qui sont rassemblées au sein de ce groupe Signal. Avec ses initiales «JG», Jeffrey Goldberg est le seul inconnu. Mais personne ne semble s'inquiéter de sa présence.
Dérouté, le journaliste consulte plusieurs collègues de son magazine pour comprendre à quoi rime ce cirque. Sans vraiment aboutir à une réponse. Impossible de croire sérieusement que le conseiller à la sécurité nationale du président des Etats-Unis puisse être assez imprudent pour inclure le rédacteur en chef de The Atlantic dans de telles discussions entre de hauts responsables américains. Cela n'arrive que dans les rêves les plus fous des journalistes. Et encore.
Ce n'était que le début.
Dès le lendemain, «les choses sont devenues encore plus étranges». Le vendredi 14 mars à 8h05, «Michael Waltz» envoie un nouveau message sur le groupe:
Débute alors une discussion politique fascinante. A 8h16, le compte «JD Vance» répond:
Jeffrey Golberg vérifie. Le vice-président est bien en déplacement dans le Michigan ce jour-là. Son sang ne fait qu'un tour.
Pendant ce temps, le vice-président (ou celui qui se fait passer comme tel), poursuit:
Avant de se lancer dans une «tirade remarquable»:
Quelques instants plus tard, à 8h27, c'est au tour d'un certain Pete Hegseth, comme le ministre de la Défense, d'interagir dans la chaîne:
Après que Michael Waltz ait déroulé un bref argumentaire économique et quelques chiffres du commerce et les capacités limitées des marines européennes, JD Vance renvoie un message à 8h45:
Après un message de conclusion de «SM», peut-être Stephen Miller, le confident de Donald Trump, et un sobre «D'accord» de Pete Hegseth à 9h46, la conversation s'achève.
A ce stade, Jeffrey Goldberg nage en pleine perplexité. Cette conversation est certes «vraisemblable», compte tenu du choix des mots et des arguments des participants, mais il ne comprend toujours pas ce qu'il vient faire là-dedans.
Le 15 mars, à 11h44, l'utilisateur Pete Hegseth publie une «MISE À JOUR» sur Signal. Sans citer explicitement la teneur exacte de ces annonces, Jeffrey Golberg évoque des informations sensibles qui, entre de mauvaises mains, pourraient «être utilisées pour nuire au personnel militaire et de renseignement américain, en particulier au Moyen-Orient». Par exemple? Des «détails opérationnels sur les frappes à venir au Yémen», les «armes que les Etats-Unis vont déployer» ou encore le «séquençage des attaques».
Deux autres utilisateurs renchérissent avec des emojis prière.
Nageant toujours en plein doute, le journaliste se laisse un test ultime pour se convaincre que tout ceci n'est pas une vaste plaisanterie. Selon les affirmations de Pete Hegseth, les premières détonations au Yémen doivent être ressenties deux heures plus tard, à 13h45.
Enfermé dans sa voiture, sur le parking du supermarché, Jeffrey Goldberg attend. A 13h55, il s'empare de son téléphone et tape «Yémen» sur X. Des explosions ont bel et bien retenti à Sanaa, la capitale. Il comprend. Il ne s'agit pas d'une arnaque élaborée. Mais d'une chaîne Signal qui réunit bel et bien parmi les personnes les plus influentes de l'administration Trump.
A 13h48, Michael Walz a déjà donné des nouvelles sur le groupe pour saluer l'opération comme un «travail formidable». Avant d'enchaîner avec une série d'emoji: poing, drapeau américain, feu.
Steve Witkoff réplique avec cinq emojis: deux mains en prière, un biceps contracté et deux drapeaux américains, pendant que les autres membres se congratulent avec enthousiasme. «Bravo Pete ton équipe!!». «Félicitations à tous». «Excellent travail!». «Vraiment génial». «Que Dieu vous bénisse».
Jeffrey Goldberg n'a pas besoin d'en savoir plus. Il claque la porte et quitte le groupe, sachant que cela déclenchera une notification automatique à son administrateur, le soi-disant «Michael Waltz» et signalera la présence d'un intrus.
Il s'empare alors de son ordinateur pour adresser un courriel au «vrai» Michael Walz, ainsi qu'à toutes les personnes concernées. Les questions fourmillent dans sa tête. S'agit-il d'un vrai groupe? Pourquoi a-t-il été invité? S'agit-il d'une erreur ou était-ce volontaire? Ce genre de groupe sur la messagerie Signal est-il courant? Deux heures plus tard, il reçoit une réponse vertigineuse du porte-parole du Conseil de sécurité nationale.
La suite, vous la connaissez. Et si de nombreuses questions restent encore à éclaircir, notamment sur la manière dont un journaliste s'est retrouvé invité sur une chaîne d'échanges ultra-confidentiels, l'humiliation infligée à Donald Trump et à son cabinet n'en reste pas moins cuisante.
(L'article de Jeffrey Goldberg dans The Atlantic est à découvrir ici.)