Le choc est saisissant: depuis qu'il a officiellement rangé ses raquettes, notre Federer national dégaine larmes, indiscrétions et caméras. Comme si l'émotion pouvait enfin, dans son crâne de champion, se diluer dans le pouvoir.
Vivre en 2022, c'est devoir digérer la disparition d'Elizabeth II, accepter la fin de «Rodgeur» et assister à la décomposition progressive de Vladimir Poutine. Certains nostalgiques (boomers?) parlent déjà de la mort d'une époque. Les décès de Godard et Gorbatchev ont aidé à pousser cette époque dans le précipice.
Gorbatchev, la reine, Godard: sale temps pour le XXe siècle…
— Alexis Favre (@alexisfavre) September 13, 2022
2022, c'est aussi l'année où l'on diffuse la vidéo de sa propre coloscopie sur internet lorsqu'on s'appelle Ryan Reynolds. Aucun rapport? Pas sûr. Entre ceux qui montrent tout et les autres qui ne dévoilent rien, le fossé semble aujourd'hui encore plus grand dans le petit carré VIP des puissants de ce monde.
Partant de ce postulat, se taire et se terrer sont sans doute les seuls points communs (raisonnables) entre Federer, Poutine et la queen. Et c'est désormais l'actualité qui les réunit. Chacun à leur manière (et à leur rythme), ce sont autant de puissants taiseux qui tombent du haut de ce XXe siècle. En emportant, avec eux, certains secrets de fabrication.
Traversons la Manche le temps d'une anecdote récente: connaissez-vous l'heure exacte de la mort de la reine du Royaume-Uni? Non? C'est normal.
Au fond, que ce soit par la force, le talent ou la longévité, leur pouvoir s'est notamment matérialisé selon la bonne vieille recette du Coca-Cola: on comprend qu’il y a un paquet de sucre et des plantes de coca. Le reste? Motus et bouche cousue.
Mettez douze personnes bavardes autour d'une table, ce sera invariablement la treizième, du mutisme plein son assiette, qui hantera les esprits le lendemain. Ce n'est pas nouveau. Charles de Gaulle disait déjà il y a longtemps que «l'autorité ne va pas sans prestige ni le prestige sans éloignement».
Mais, à l'heure des coloscopies en mondovision et du flot de considérations intimes qui se déverse sur TikTok quotidiennement, le mystère entretenu par certains grands de ce monde est-il en voie de disparition? Zelensky ou Nabilla, pour oser le grand écart, ont bâti leur influence sur une transparence à outrance. Du moins, celle qu'ils ont définie.
Le président ukrainien, sur grand écran toute la journée, jongle avec ses sentiments personnels et des adjectifs à fleur de peau, allant jusqu'à mettre son couple en scène dans Vogue, alors que les obus font la loi dans son pays. Lever le voile d'un geste ample permet aussi au chef de guerre de garder la communauté internationale sous tension. De ne pas se retrouver enseveli sous les affaires courantes et la marche du monde.
Vladimir Poutine, de l'autre côté du spectre, «c'est un peu le méchant dans James Bond. Ténébreux, dangereux, mystérieux», réfléchit à haute voix Alexandre Eyries, spécialiste en communication politique, pour watson.
Une astuce permet de mesurer facilement l'efficacité du mystère entretenu par les puissants: le fantasme de se glisser dans leur tête. Et, à ce jeu-là, nos monarque, tyran et champion du moment ont passé leur vie à refouler une quantité de curieux aux portes de leurs états d'âme. Poutine est-il fou? Malade? Confiant? Angoissé? Federer a-t-il des doutes? Quand? Pourquoi? A quoi pensait la Reine, une fois seule avec sa cup of tea, un corgi sur les cuisses?
«Never complain, never explain», a longtemps été le mantra d'Elizabeth II. «Jamais se plaindre, jamais expliquer»... mais pas jusque dans sa tombe. Ces derniers temps, la Reine était parfois sortie de son silence (et de ses gonds) pour défendre le blase royal face aux bourdes des frétillants héritiers. Meghan et Harry, pour ne citer qu'eux, sont venus au monde dans le tintamarre des réseaux sociaux et sont autrement plus éblouis par les phares de la presse croustillante que ne l'a été grand-maman.
Laisser parler la poudre ou la petite balle jaune partagent la même origine: donner raison à Desproges qui arguait, sur l'amour, qu'il y a «ceux qui en parlent et ceux qui le font». Federer et Poutine ont tous deux parié que leurs faits d'armes seraient leur meilleure porte-parole. Et que, si ça ne suffisait pas, l'entourage remplirait sagement son rôle. Parfois de manière orchestrée, parfois plus maladroitement.
Tenez, la première ministre finlandaise, Sanna Marin, très active sur les réseaux sociaux, disait s'être faite avoir par une amie en qui elle avait confiance. Résultat, la planète a découvert ses petits déhanchés inoffensifs.
Moins l'information est dodue, plus les témoignages satellites bruissent et les rumeurs suivent le rythme. Si Roger Federer refuse une interview, le journaliste ira planter ses questions dans la cuirasse moins solide du coach ou de l'ancien pote de chambrée. Pour tutoyer les petits secrets de la Reine, on sonnera Stéphane Bern. Suppositions, sentiments, impressions, tout est bon pour pallier le silence des cibles principales. Au risque de ne décrocher que le téléphone arabe et de slalomer entre les vérités.
La discrétion n'est pas une science. Roger Federer n'a évidemment jamais joué le même match que Vladimir Poutine. La personnalité de chacun est donc au coeur d'une attitude au sommet qui n'est pas uniquement de la stratégie et du marketing savamment huilés. «Je vous donne un exemple: LeBron James est une puissante star de basket bling-bling qui aime montrer sa richesse. Peut-être que Roger Federer boit son café dans une tasse en or tous les matins, mais personne ne le saura. Du moins de sa propre bouche.»
Le mystère n'est rien sans intérêt face à lui. C'est là qu'intervient le doseur, garant d'un cocktail parfait. Par exemple, savoir que la reine aime monter à cheval ou qu’elle a connu une période moins faste au début de sa vie permet de rassasier les curiosités. «Pour 90% de mystère, il faudrait toujours 10% de révélations. Ne serait-ce que pour maintenir l'envie de regarder par le trou de la serrure», conclut Alexandre Eyries.