La France et l'Union européenne sont entrées dans une «économie de guerre» dans laquelle il va falloir s'organiser durablement, selon Emmanuel Macron. Le président français aime utiliser des mots marquants lorsqu'il s'adresse à ses électeurs.
Mais l'Europe et l'ensemble du monde occidental sont heureusement encore loin de l'autarcie, du rationnement alimentaire, de la planification étatique de la production industrielle et de tout ce à quoi un baby-boomer (comme l'auteur de cet article) pense en entendant «économie de guerre».
Néanmoins, les mots d'Emmanuel Macron n'ont pas été choisis à la légère: ils sont un appel à une course à l'armement collective, comme elle semble désormais prendre son essor en Europe. Selon le Stockholm International Peace Research Institute (Sipri), les dépenses militaires en Europe centrale et occidentale (sans l'Ukraine et la Russie) devraient connaître en 2022 leur plus forte augmentation «depuis au moins 30 ans».
«Les chiffres provisoires pour l'année 2023 suggèrent que la tendance à la hausse de l'année dernière s'est poursuivie», explique Amélie Lutz, porte-parole du célèbre institut de recherche sur la paix, sans trop s'avancer sur le rapport sur les dépenses militaires mondiales en 2023, qui sera publié en avril.
Sans surprise, les pays les plus proches de la Russie ont augmenté leurs dépenses militaires beaucoup plus tôt et plus fortement que les autres nations – en particulier la Finlande, nouvelle membre de l'Otan, avec une augmentation de 36% entre 2021 et 2022. Mais la Lituanie (+27%), la Suède (+12%) ou la Pologne (+11%) augmentent également leurs dépenses de défense à une cadence élevée et constante depuis l'occupation russe de la Crimée (en 2014).
En tant qu'économiste de la Bank of Finland, Heli Simola suit l'évolution de l'économie de guerre russe:
Il y a moins d'un an, de nombreux économistes s'attendaient à ce que l'économie russe reste engluée en 2023 dans la profonde récession dans laquelle elle était immédiatement tombée la première année après l'attaque contre l'Ukraine, en février 2022. Mais il en a été autrement. Selon le portail médiatique populaire ukrainien RBC, les restaurants moscovites affichaient complet dans les jours et semaines précédant la fête du Noël orthodoxe.
Cela ne veut pas dire qu'une majorité de Russes est favorable à la guerre. «La plupart des gens souhaitent qu'elle s'arrête, mais presque personne ne s'oppose à ce qu'elle se poursuive», explique Heli Simola en se référant à des sondages dont les résultats sont toutefois à relativiser:
Mais pour l'économiste finlandaise, la bonne situation économique du pays n'est pas étrangère à la relative tranquillité de la population russe. Heli Simola estime que l'économie a probablement connu une croissance d'environ 3% en 2023, bien plus que ce que la Banque de Finlande et de nombreux économistes prévoyaient encore à l'automne dernier. Alors que la Finlande, les pays baltes et même l'Allemagne restent plongés dans une récession tenace, la Russie affiche une performance économique étonnante.
Heli Simola explique ce phénomène par le comportement du gouvernement russe en matière de dépenses. La Russie investit énormément dans sa propre production d'armes. Les dépenses militaires devraient représenter plus de 30% du budget russe en 2024 et atteindre environ 6% de la performance économique totale de la Russie.
L'augmentation des dépenses militaires détrônera certes les dépenses sociales de la première place qu'elles occupent traditionnellement dans le budget russe, mais la Russie est loin de financer les coûts de la guerre par des économies sur les dépenses sociales. Bien au contraire: la population est soutenue par de généreuses subventions, par exemple pour financer des crédits hypothécaires.
Actuellement, environ la moitié de tous les nouveaux crédits immobiliers sont subventionnés par l'Etat, «ce qui alimente le secteur de la construction et fait également de la publicité pour Vladimir Poutine, qui se présentera à nouveau aux élections en mars pour un mandat présidentiel de six ans», souligne Heli Simola.
L'argent pour financer cette économie de guerre est disponible malgré la politique internationale de sanctions. Après la crise du rouble de 1998, le pays s'est engagé dans une politique d'austérité stricte. La dette publique, qui représente environ 20% de la performance économique, est même inférieure à celle de la Suisse, et les recettes provenant de la vente de pétrole et d'autres matières premières affluent de pays acheteurs comme la Chine, l'Inde ou la Turquie avec suffisamment de vigueur pour faire marcher l'économie.
Mais les immenses dégâts causés par la guerre en Ukraine pourraient rapidement mettre fin au boom économique particulier de la Russie. Le marché du travail russe est presque entièrement vide. L'armée a recruté des centaines de milliers de soldats avec des contrats qui semblent financièrement lucratifs, les usines d'armement misent de leur côté sur des incitations salariales pour trouver suffisamment de travailleurs, et la politique de subventions de l'Etat contribue à la forte croissance des salaires. En décembre, la banque centrale russe s'est vue contrainte d'augmenter le taux directeur à 16% afin d'endiguer l'inflation de 7,5% (en novembre).
Pendant ce temps, dans le reste du monde, les dépenses militaires devraient augmenter encore plus que prévu depuis le début de la guerre à Gaza en octobre. Aux Etats-Unis, les dépenses militaires directes et indirectes (y compris le soutien à l'Ukraine et à Israël) devraient s'élever à 1000 milliards de dollars en 2024.
Parallèlement, l'administration américaine garde le pied sur l'accélérateur en ce qui concerne les projets de politique économique civile. L'Inflation Reduction Act (un grand programme d'infrastructure) et l'augmentation du budget militaire, combinés à un net recul des recettes fiscales, ont entraîné en 2023 une augmentation spectaculaire du déficit budgétaire américain. En Europe également, de nombreux éléments indiquent que les augmentations prévues des dépenses militaires seront financées en premier lieu par la dette.
Si une économie de guerre ne signifie pas grand-chose de bon pour le bien-être économique à long terme de la population, l'industrie privée de l'armement se frotte déjà les mains.
Mais les dépenses militaires ne contribueront pas beaucoup à la croissance économique générale.
Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder