Deux années de guerre en Ukraine ont-elles ressuscité la vocation de l'Otan, fondée le 4 avril 1949, il y a pratiquement 75 ans? Privée depuis 1991 de son ennemi existentiel, l'URSS, la plus grande alliance militaire intégrée au monde, avait traversé deux décennies de crise de vocation. Rompant avec le bloc soviétique, la nouvelle Fédération de Russie était devenue un partenaire stratégique au sein du Conseil Otan-Russie créé en 2002.
De plus, plusieurs anciens pays du «bloc de l'Est», y compris trois anciennes Républiques socialistes soviétiques (l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie) avaient même rejoint l'Organisation entre 1999 et 2020. De 19 membres à la fin de la guerre froide, elle était passée à 28 membres en 2009 (32 aujourd'hui). Sa raison d'être était de contenir le bloc communiste en Europe et de contrer le Pacte de Varsovie sur le terrain militaire.
L'annexion de la Crimée en 2014, la guerre dans le Donbass depuis lors et l'invasion à grande échelle de 2022 ont mis fin à cette introspection inquiète. Dans la Russie de 2022, elle retrouvait son «ennemi» théorisé par Carl Schmitt dans La notion de politique (1932) comme celui avec lequel l'affrontement est radical et inévitable, dans la mesure où aucun terrain commun ne peut être trouvé.
L'impression de «déjà-vu» géopolitique est aujourd'hui si puissante que l'idée s'est partout imposée. Seule la carte des blocs aurait évolué, avec l'intégration dans l'Alliance d'anciens Etats communistes et de deux pays anciennement neutres (Finlande et Suède).
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Le «désir du même», si rassurant soit-il, ne doit pas offusquer «la recherche de l'autre». Le retour de l'histoire ne devrait pas se faire au prix de l'oubli de la géopolitique. Si l'Europe se considère elle-même engagée dans cette nouvelle guerre froide, elle risque de négliger les risques nouveaux auxquels elle est exposée.
Les déclarations (provocatrices) du candidat Trump sur l'Otan, les annonces (isolées ou contestées) du président Macron sur l'envoi de troupes en Ukraine et l'entrée de la Finlande et celle (longtemps retardée par la Hongrie) du Royaume de Suède dans l'Otan doivent nous alerter: le Vieux Continent fait aujourd'hui face à des risques géopolitiques de nature bien différente de ceux dont la guerre froide était porteuse. L'histoire bégaie rarement. Et, en tout cas, elle ne dit jamais la même chose. Et les dangers d'aujourd'hui ne gagnent pas à être réduits aux alertes d'hier.
En géopolitique comme ailleurs, les adorateurs des cycles sont nombreux. Combien de fois l'adage de Marx sur les coups d'Etat des Bonaparte n'est-il pas invoqué aujourd'hui? Selon lui, tout événement se produirait deux fois:
Il en irait ainsi de la guerre froide: sa première occurrence avait émergé du deuxième conflit mondial pour mettre aux prises les Alliés occidentaux et le bloc soviétique. Et nous serions entrés depuis 2022, ou même depuis 2013, dans la deuxième guerre froide.
Face à l'horreur de la guerre en Ukraine et à la crainte que suscite la Russie en Europe, il est tentant de retrouver une grille d'analyse éprouvée. La déstabilisation puis l'invasion de l'Ukraine au nom d'une «dénazification» fictive ne rappellent-elles pas les subversions politiques et les interventions militaires de l'URSS en Allemagne en 1953, en Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie en 1968 ou encore en Afghanistan en 1979?
Comme lors de cette première guerre froide, on observe, aujourd'hui, une scission de l'Europe en deux blocs militaires, politiques, stratégiques et diplomatiques. Le Rideau de fer tomberait aujourd'hui sur la ligne de front en Ukraine plutôt que sur la frontière entre RFA et RDA, mais la même césure est en passe de s'installer, dans tous les domaines.
Dans cette polarisation, la guerre d'Ukraine aurait accéléré, accentué et catalysé la renaissance d'un clivage indépassable entre l'Otan et son Autre radical, la Russie, nouvel avatar de l'URSS. Bien plus, l'Ukraine serait le théâtre d'une «guerre par procuration» typique de la guerre froide comparable à celles que les deux Corées, le Vietnam ou encore l'Angola et le Mozambique avaient connues durant la guerre froide. Dans le Donbass, en Crimée et ailleurs en Ukraine, l'Otan et la Russie se combattraient à distance, à l'ombre d'une menace nucléaire globale.
Certains attendus de cette grille d'analyse sont parfaitement exacts. En particulier, tous les mécanismes de dialogue, de négociation et de vérification sont bloqués à l'Otan, à l'ONU et à l'OSCE. Avec «l'ennemi» schmittien ou «l'Autre» radical, la communication est devenue impossible - a fortiori toute forme de coopération.
Si elle est suggestive, cette vision de la mission de l'Otan et de la stratégie de la Russie est toutefois trompeuse. Outre qu'elle justifie la rhétorique obsidionale développée par le président russe depuis son fameux discours sur l'Otan à la Conférence sur la sécurité de Munich en 2007, elle masque les dangers réels de la situation présente. Trois événements récents doivent nous en convaincre.
Le 10 février dernier, le candidat, ancien président et possible futur président des Etats-Unis Donald Trump a réitéré son souhait de prendre ses distances avec l'Otan et de réduire ainsi l'exposition de son pays aux conflits européens. Cette déclaration ne doit être accueillie ni comme une foucade coutumière d'un provocateur compulsif ni comme un argument électoral d'un novice en politique étrangère. Elle donne le ton du Zeitgeist international, car elle résume plusieurs tendances lourdes incompatibles avec la guerre froide.
L'engagement dans l'Otan n'est plus l'instrument privilégié d'intervention de Washington dans le rapport de force avec son Autre. La bipolarisation américano-soviétique et la gigantomachie Otan-Pacte de Varsovie ont disparu parce des puissances tierces ont émergé: la République Populaire de Chine, les BRICS et l'Union européenne au premier chef.
Le duopole militaire mondial Otan-Pacte de Varsovie, relativement stable et axé sur la dissuasion nucléaire mutuelle, n'existe plus. Les risques de dérapage s'en trouvent accrus. Les provocations de Donald Trump sur l'Otan se multiplieront car les déséquilibres européens ne sont plus régulés par la tension maîtrisée entre deux blocs stables et disciplinés. Voilà un risque spécifique à nos temps qu'il ne faut pas négliger au nom de la théorie de la «nouvelle guerre froide».
➡️ Augmenter les effectifs militaires
— Cartes du Monde (@CartesDuMonde) February 16, 2024
Le Commandant en Chef des forces de Suède déclare que le risque est réel. Le Chef d’état-major général anglais, Sir Patrick Sander, appelle à doubler les effectifs de l’armée pour se préparer à un choc militaire.
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Facteur aggravant: tous les espaces de neutralité, de médiation ou de régulation sont en passe de disparaître entre l'Otan et la Fédération de Russie appuyée sur son OTSC qui réunit plusieurs anciennes républiques soviétiques. La fin de la neutralité finlandaise, en 2023, puis de la neutralité suédoise cette année atteste de cette tendance. La guerre froide avait laissé subsister des espaces ouvertement ou implicitement neutres: les deux Etats nordiques avaient ainsi échappé au système communiste tout en assurant des relations correctes avec leur voisin soviétique. Des glacis, des zones tampons et des aires grises réduisaient les contacts directs entre Otan et Pacte de Varsovie.
Les risques de frictions et de dérapage (réels) s'en trouvaient réduits. Désormais, l'espace européen est devenu une vaste zone de confrontation directe (Ukraine) ou indirecte (Baltique, mer Noire). L'abandon des neutralités nordiques – et, à terme, peut-être de la neutralité moldave – fait de l'Autre russe le Voisin direct. Voilà un danger que la «nouvelle guerre froide» risque d'occulter. L'affrontement européen ne se fait plus à distance, par-delà des zones tampons.
Enfin, la déclaration si controversée d'Emmanuel Macron, le 26 février au soir, a souligné combien les dangers actuels sont distincts de ceux du deuxième XXe siècle. Pour l'Otan, envoyer officiellement des troupes au sol dans un pays tiers, extérieur à l'Alliance, changerait la nature du conflit actuellement en cours. Pour le moment, celui-ci ne met aux prises que deux Etats, un agresseur et un envahi. Chacun mobilise ses propres réseaux d'alliances afin de soutenir son effort de guerre. Mais le conflit est bilatéral - et ce point n'est ni à minorer, ni à négliger, ni à récuser en fiction.
Même si l'Otan comme tout, et ses Etats membres comme parties, soutiennent l'Ukraine de multiples façons, ils ne sont pas parties au conflit, car la clause d'assistance mutuelle de l'article 5 ne peut être déclenchée pour l'Ukraine, non-partie au Traité de 1949. Le risque rappelé – à tort ou à raison – par le président français est qu'une confrontation armée Otan-Russie est désormais possible. La régionalisation des hostilités, l'entrée en guerre d'autres États, la nucléarisation de certaines opérations, etc.: tels sont des risques actuels.
L'Otan n'est, aujourd'hui, pas engagée dans une nouvelle guerre froide: la stratégie américaine ne repose plus principalement sur elle; d'autres puissances militaires différentes de l'Organisation ont émergé; son «ennemi» existentiel, le Pacte de Varsovie, discipliné, régulé et donc relativement prévisible, n'existe plus; la guerre par procuration n'est plus la règle. Les risques sont ceux d'une guerre déjà chaude et même très chaude.
Cet article a été publié initialement sur The Conversation. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original