J'ai visité la «Zone» interdite à tous en Ukraine
On l'appelle la zone d'exclusion de Tchernobyl, la zone des 30km, ou simplement La Zone. Il s'agit d'un périmètre de sécurité situé autour de la fameuse centrale nucléaire, 5000 km² à cheval entre l'Ukraine et la Biélorussie.
C'est là que, le 26 avril 1986, la plus grande catastrophe nucléaire de l'histoire de l'humanité a secoué la planète. Et c'est sur ce territoire que l'on trouve désormais la contamination radioactive la plus importante au monde.
Durant un temps, la Zone a été accessible au public, et les touristes du monde entier avides de sensations fortes s'y pressaient. Mais désormais, à la suite de l'invasion russe de février 2022, le territoire est fermé et l'activité touristique a totalement cessé.
Le plan de la Zone, qui comprend des forêts, des villes et des cours d'eau
Seuls les employés du site, les militaires et les journalistes disposant d’une accréditation fournie par Kiev peuvent accéder sur la partie ukrainienne de la zone. Les échanges et les communications avec la Biélorussie, allié de la Russie, ont totalement cessé.
Voici donc mon expérience en tant que seul «touriste» du jour, accompagné d'un guide fourni par le centre de gestion de la Zone.
L'entrée dans la Zone
Depuis Kiev, on accède en 2 heures de route à cette partie de l'Ukraine située à seulement 15 kilomètres de la frontière biélorusse. Dès le check-point, et durant toute notre visite, il faudra montrer patte blanche. Les autorités du site savent où je vais, ce que je compte visiter, et iront même jusqu'à vérifier toutes les photos que j'ai prises avant que je ne quitte la Zone, le lendemain.
De la grande époque touristique, durant laquelle des dizaines d'entreprises se disputaient la clientèle, il ne reste qu'une poignée de guides. Anton est l'un d'entre eux. A 40 ans, ce solide bonhomme m'explique:
Les premières formalités passées, dont le contrôle du coffre de ma voiture, nous prenons la route et roulons quelques kilomètres en direction de la ville de Tchernobyl.
Nous traversons la réserve naturelle de Polissia, de belles forêts de pins. Difficile d'imaginer les drames qui se sont déroulés dans ce paisible paysage automnal. Mais sur les bords de la route, on aperçoit tout de même quelques panneaux qui préviennent contre le danger de mines, des restes de l'invasion et de l'occupation russe, au début de la guerre.
La route est quasiment vide. Nous sommes dépassés par des véhicules qui roulent à toute allure. «Ce sont les militaires qui roulent comme ça», m'explique Anton. A l'approche de la ville, mon guide sort son compteur Geiger, et m'explique la règle fondamentale:
Autrement dit, plus un lieu est contaminé, moins il faut y passer de temps.
Tchernobyl, la ville encore «active»
Tout dans la ville de Tchernobyl respire l’époque soviétique. Dans notre hôtel, on trouve des couleurs pastel, des faux parquets qui grincent, et ce petit je-ne-sais-quoi de mélancolique qui flotte dans l’air.
En ce mois de septembre ou l'air commence à se rafraîchir, le chauffage n’est pas encore enclenché. Il fait cru, comme on dit. Alors il va falloir s'acheter une bouteille d'alcool fort pour se réchauffer, le soir venu.
Anton me l'assure également, le cognac est réputé pour protéger contre les radiations. Pas le choix, donc. D'autant que mon guide est un vrai pro. Egalement photographe, il connaît la zone et ses dangers comme sa poche. «C'est ma deuxième maison», lance-t-il.
Ma cuisine à Tchernobyl a un petit air postsoviétique
La ville de Tchernobyl ne se trouve pas dans le périmètre le plus dangereux de la zone d'exclusion. Et même si ses rues sont relativement désertes, la ville est «habitée» par des employés communaux et des militaires.
On y trouve quelques petits commerces, dont un magasin dans lequel il faudra revenir plus tard pour acheter notre gniôle. Pour des raisons sanitaires, la vente de l'alcool n'est en effet par autorisée avant une certaine heure.
La ville fantôme
Impossible de démarrer ce tour sans visiter la cité abandonnée de Prypiat. Dans cette ville fondée en 1970 vivaient près de 50 000 personnes. Construite juste à côté de la centrale nucléaire, elle fut évacuée de façon temporaire juste après la catastrophe. Ses habitants n'y sont finalement jamais retournés.
Pour y accéder, il faut passer un nouveau check-point. Un militaire aux yeux azur nous fait patienter quelques minutes. Tandis que son chien, très amical, nous tourne autour, Anton me donne des détails.
A la grande époque, les touristes se rendaient dans la Zone par bus entier. Une simple recherche sur internet permet de voir comment ces excursions s'organisaient.
Mon guide a quelque 155 000 followers sur Instagram
Moyennant une centaine de francs, des agences comme Go2Chernobyl, Chernobyl Tour ou Gamma Travels (...) offraient de s'occuper des autorisations, du transport et de la visite.
C'est que le lieu est absolument mythique pour tout fan d'urbex, de sensations fortes et, disons-le, de dark tourism, ces destinations boudées ou interdites, qui respirent le danger, voire la mort.
Contactée, une autre guide me raconte la grande époque. Kateryna Aslamova travaille pour Chornobyl Tour, le plus grand des acteurs du tourisme dans la zone d'exclusion. Elle explique:
Un magasin de souvenirs spécial Tchernobyl présenté par Kateryna
Le café Pripyat
Nous y sommes enfin. Nous marchons, seuls au monde, dans le décor postapocalyptique de Pripyat. Pour moi, c'est un rêve qui se réalise, plus de 6 ans après avoir découvert l'activité touristique des lieux. Anton est lui-même loin d'être blasé. Il m'emmène en premier au café Pripyat, un lieu autrefois idyllique situé au bord du fleuve éponyme.
A l’extérieur de la construction, dont il ne reste que les murs, on descend des escaliers colonisés par l'humus. Au bord du Pripyat se trouve une jetée, un souvenir du port aujourd'hui disparu.
C'était là le point de départ des personnes qui, privilégiées puisqu'elles travaillaient dans la centrale de Tchernobyl pour de bonnes conditions, pouvaient voyager un peu partout. Anton raconte:
Près de l'eau, mon guide pointe une allée vide désormais encerclée par les arbres. Sur les archives, on peut voir qu'il y avait là un couvert reliant le café à la petite zone commerciale du port.
En face, le petit port et l'agence de voyages
Je jette un oeil au fleuve, suffisamment longtemps pour que mon guide lève mes doutes. Il sourit et me décourage d'envisager de m'approcher de l'eau de trop près:
Cela serait pourtant envisageable, à condition de ne pas y rester trop longtemps. Anton m’avoue que, que, l’alcool aidant, lorsqu'il était «jeune et con», il a piqué une tête dans le fleuve, et a survécu.
A l'intérieur, le café a souffert. Son enseigne lumineuse est à terre, les larges baies vitrées ont été détruites. Dans ce qui était la grande salle, se trouve toutefois une surprise: un grand vitrail dans un style art déco.
Magnifique, la fresque a été presque entièrement conservée, preuve que, comme je m’en rendrai compte plus tard, l’art et la culture laissent les soldats indifférents. Dans un contexte de guerre, il est bien plus intéressant de saisir des appareils, des engins, des métaux.
En marchant, je me rends compte qu'il y a des endroits glauques absolument partout. Des arbres poussent à l'intérieur d'anciens locatifs. Des murs s'effritent, voire s'effondrent, comme c'est le cas pour un pan entier de la première école que nous visitons.
Musée à ciel ouvert
Ce lieu est la preuve que le pays ne s'attendait vraiment pas à l'invasion russe. Un an avant la guerre, les responsables de la Zone ont rassemblé ce qui est désormais une sorte de «musée à ciel ouvert». Cette immense place de stationnement regroupe différents types de véhicules qui, dans les années qui ont suivi la catastrophe, ont servi à décontaminer la région.
On y trouve aussi bien des chars d’assaut que des camions équipés d’épandeuses. Anton m’explique:
Les engins sont alignés et bien parqués, ici et là on trouve des panneaux explicatifs en ukrainien et en anglais. Près de l’entrée, un char a été reprint en rose. «Les Stalkers…», lance Anton avec agacement.
Les stalkers, ce sont ces visiteurs fantômes qui, avant et même après le début de la guerre, viennent sur les lieux pour des explorations sauvages, sans autorisation, et qui parfois finissent par taguer, voler, détruire.
Le terme a été rendu célèbre par une entreprise ukrainienne de jeux vidéos, GSC Gameworld. Ses jeux vidéo S.T.A.L.K.E.R comptent désormais quelque 15 millions de joueurs dans le monde, montrant que la fascination pour l’univers morbide autour de Tchernobyl ne perd par en popularité.
Le parc d'attractions
Le lieu est probablement le plus emblématique de la zone. Ce parc d'attractions devait voir le jour... en 1986. Anton m'explique:
Les images ont également fait le tour du monde: une grand-roue figée, des autos tamponneuses fantomatiques, le tout figé dans le temps.
En fin d'après-midi, il est déjà temps de rentrer à l'hôtel. Il n'est plus possible de visiter la Zone après la tombée de la nuit, et de toute manière, avec le froid qui commence à se faire sentir, les visites deviennent difficiles, comme je m'en rendrai compte le lendemain matin.
L'industrie est en suspend
QUAND, OÙ?
Anton m'explique son parcours de vie. Durant le fast des années 2020, il dirigeait une entreprise florissante d'excursions de la zone d'exclusion. Son salaire était plus que confortable:
C'est lors d'un trajet en voiture - de location - que le guide me confie combien il gagne désormais, employé à plein temps par l'Etat pour des visites guidées, je dois lui faire répéter à plusieurs reprises. 200 francs par mois. Non, il n'y a pas d'erreur. C'est la moitié du salaire moyen ukrainien, qui est déjà misérable.
Désormais, ils ne sont que 3 ou 4 guides à se rendre régulièrement à Tchernobyl. Kateryna m'explique que Chornobyl tour partage à présent son expertise dans le domaine, notamment via un musée Tchernobyl situé à Kiev. Malgré la guerre, elle dit croire en l'avenir:
