Les yeux seuls à découvert, un technicien ajuste les miroirs du futur gyroscope de Safran, un concentré de technologie de quelques grammes destinés à guider bombes, blindés, avions et sous-marins sans jamais craindre le brouillage. A Montluçon, au cœur de la France — l'industrie de défense française s'est historiquement développée loin des frontières ennemies — les téléphones restent à l'entrée, et les ateliers évoquent davantage un laboratoire pharmaceutique que les bruits de bottes.
La fabrication des gyrolasers s'étend sur 6000 m2 de «salles blanches» où les salariés, entièrement couverts et masqués, ne sont visibles qu'à travers des vitres et une grille. «Les particules de la peau sont le principal ennemi» pour la précision de ces équipements, explique Michel Augot, responsable du site, au cours d'une rare visite de presse.
La branche défense de Safran, mieux connu pour ses moteurs qui équipent les best-sellers d'Airbus et Boeing, ne fabrique pas de gros armements spectaculaires, mais les accessoires de haute technologie qui les rendent intelligents. Comme l'AASM, armement air-sol modulaire de haute précision composé d'un kit de guidage et d'un autre de propulsion, installés respectivement à l'avant et à l'arrière d'une bombe de 250 à 1000 kg qui, elle, n'a pas beaucoup évolué depuis la Seconde Guerre mondiale.
Cet armement de référence du Rafale français entré en service en 2008 et surnommé «wonder weapon» par les Américains est utilisé par l'armée ukrainienne à laquelle la France a fourni plusieurs centaines de ces systèmes. Embarquables sur les chasseurs Mig et Soukhoi ukrainiens, les bombes équipées de l'AASM seront livrées au rythme d'une cinquantaine par mois, a promis au début de l'année le ministre français de la Défense Sébastien Lecornu.
Les gyroscopes assurant la navigation inertielle de ces systèmes les rendent infaillibles face au brouillage. La centrale inertielle utilise les propriétés physiques qu'on retrouve dans le pendule de Foucault ou la toupie: en recoupant les mesures des angles et des accélérations, elle restitue la position et la vitesse de systèmes d'armement et les oriente dans l'espace, explique Jean-Noël Mahieu, directeur des opérations de Safran Electronics and Defense. Et Franck Saudo, président de Safran Electronics and Defense, d'ajouter:
Le gouvernement français a demandé à Safran d'intégrer les AASM sur des chasseurs ukrainiens après que les munitions américaines JDAM au guidage GPS rataient leurs cibles. Ce qui a été fait «en moins de quatre mois à l'automne 2023», permettant de «traiter des cibles avec une précision excellente».
Depuis l'invasion de l'Ukraine, la production d'AASM a été multipliée par quatre avec 830 exemplaires fabriqués en 2024 et 1200 prévus cette année.
Pour Franck Saudo, la capacité de Safran, en tant qu'équipementier, à s'adapter rapidement aux exigences des conflits actuels constitue un exemple de «l'économie de guerre avant l'heure». De tels profils sont recherchés par la Direction générale d'armement (DGA) pour contrebalancer les lourdeurs et les cycles longs de l'industrie militaire classique.
L'exploit de Safran dans la lutte anti-drones en mer Rouge a été cité cette semaine parmi les réussites de l'année 2024 dans le bilan de la DGA. Lorsque, fin 2023, les frégates françaises sont attaquées par des drones houthis à bas coût, ce sont des missiles sophistiqués Aster, au prix très élevé, qui sont tirés pour les détruire. Une défense insoutenable sur le long terme.
«En quatre semaines», Safran a équipé les frégates de Paseo XLR, système optronique qui permet de «voir le drone à 40 km et de l'identifier». Si c'est un petit drone, on le laisse avancer à 10 km et on l'abat avec un canon de 76 mm plutôt qu'un Aster, ce qui réduit radicalement le coût de l'opération, explique Franck Saudo.
Les activités de défense de l'équipementier seront présentes au principal salon aéronautique mondial Le Bourget, près de Paris, en juin. Après un bond de 46% en deux ans de son chiffre d'affaires annuel, à 3 milliards d'euros, Safran Electronics and Defense entend poursuivre cette progression, en capitalisant sur la prise de conscience des menaces en Europe et l'augmentation des budgets militaires.