Notre industrie culturelle est-elle fatiguée par toutes les nouvelles alarmantes en provenance d'Ukraine? Parmi toutes ces horreurs qui nous parviennent, le cri du cœur de l'écrivaine Oksana Zaboujko, 62 ans, n'a presque pas été entendu. L'intellectuelle s'est exprimée ces jours-ci dans plusieurs magazines allemands:
Elle fait bien sûr référence à la Russie de Poutine. Et l'écrivaine se demande:
La guerre qui se déroule à l'est de l'Europe a prouvé que les tant invoquées «mémoire européenne» et «culture du souvenir» ne sont pas aussi bien portantes que nous aimerions nous l'imaginer.
Oksana Zaboujko est une auteure importante et contestataire, connue pour des romans comme Explorations sur le terrain du sexe ukrainien (1996) et Le musée des secrets abandonnés (2009). En juin 2022, elle a publié en allemand un essai Die längste Buchtour, que l'on pourrait traduire par Une très longue tournée littéraire. Car la guerre l'a surprise alors qu'elle était en pleine tournée de dédicaces en Pologne. Une tournée qui ne se terminera jamais jamais vraiment. Elle a écrit ce livre en exil, alors qu'elle quittait le pays avec ses valises.
Et elle s'intéresse toujours aux «changements dans la conscience de masse». Elle n'hésite pas à qualifier la situation actuelle de «troisième guerre mondiale», qu'elle appelle aussi une guerre des valeurs. «Le monde va-t-il devenir un goulag?», questionne l'intellectuelle? Selon elle, ce sera le cas si Poutine et d'autres «tyrans autoritaires arrivent à nous imposer leurs valeurs».
Oksana Zaboujko en est convaincue: Poutine veut détruire l'Ukraine comme Hitler a exterminé les juifs d'Europe. «Mais toutes les connaissances sur la Shoah ne semblent pas nous avoir rendus politiquement plus éveillés et plus sensibles à ce qui se passe». D'autant qu'une certaine lassitude pointe le bout de son nez: on en a assez des nouvelles de la guerre en Ukraine.
Sommes-nous donc trop paresseux et saturés d'informations pour nous sentir concernés par la brutalité russe et la souffrance ukrainienne? Ne croyons-nous plus au rôle et à l'impact éclairant de la culture? Bien sûr, nous aimons tous nous imaginer que les livres, les films et la musique nous permettent de penser et de ressentir les choses de manière plus nuancée, comme des outils qui nous permettent de reconnaître où s'arrête la démocratie et où commence la violence. Et que grâce à la culture, nous en apprenons davantage sur les structures, les systèmes et les langues à l'origine des régimes totalitaires.
Mais cet espoir est-il justifié? En tant qu'êtres politiquement et historiquement éclairés, sommes-nous capables de repérer les idéologies antidémocratiques?
Nous devrions rester sobres sur ce point. Prenons un exemple: le conseiller national UDC Roger Köppel a, autrefois, étudié la philosophie politique et l'histoire et est un être pétri de culture. Et je dois même faire une confession: dans le milieu littéraire zurichois et alémanique, je ne connais guère de personnes qui ont lu plus de livres que lui. J'ai autrefois apprécié discuter avec lui sur la culture.
Et pourtant, ce collègue, très versé dans la politique sur le plan historique et culturel, ne sait manifestement plus faire la différence entre la liberté démocratique qu'il invoque souvent dans sa rhétorique et la dictature. Il éprouve une fascination étrange pour le despote Poutine et s'est même rendu en pèlerinage en Russie. La culture serait-elle donc inefficace contre l'aveuglement idéologique?
En Allemagne comme en Suisse, nous disposons d'un offre culturelle de grande qualité. Pourtant, il est légitime de se demander si les monuments, les manifestations commémoratives, les livres ou les films suffisent à nous empêcher de tomber dans le piège d'un nouveau régime d'injustice.
Les sondages montrent pourtant que la plupart des gens consomment des biens culturels pour apprendre quelque chose. Mais nous l'associons aussi volontiers aux loisirs, au divertissement et à la distraction. Ce n'est pas le cas en Ukraine, ravagée par la guerre. La culture est une aide à la survie. Même dans les ruines, il y a encore beaucoup de culture qui prouve, malgré tout, que la vie continue.
Par les mots, les images et la musique, les hommes veulent s'opposer à la guerre et à la mort et se rendre ainsi plus résistants. Certaines œuvres sont très éclairantes, car elles se basent sur une observation précise et une réflexion critique. Elles consignent chronologiquement ce qui se passe actuellement.
Mais depuis toujours, il y a aussi la culture qui se laisse entraîner dans la guerre et qui, à son tour, y met le feu. Ou alors, elle se laisse utiliser à des fins guerrières. Le penseur allemand Walter Benjamin, poussé au suicide par les nazis, a écrit un jour:
Lorsque la politique échoue dans un pays, c'est aussi la culture qui est en échec. Dans l'Allemagne nazie, la culture n'a pourtant pas disparu. Il n'était pas vraiment nécessaire d'exercer une pression politique pour évincer les collègues qui n'allaient pas dans la ligne du parti. Et on se laissait facilement engager comme volontaire pour des événements de propagande. Et il y avait à la tête du régime nazi des sbires doués pour la musique et cultivés, comme Heydrich, qui était un musicien très doué. Et qui a, dans le même temps, mené la conférence de Wannsee qui a mené à la politique d'extermination des juifs allemands.
Si le silence de nombreux acteurs de culture en Russie nous déconcerte aujourd'hui, n'oublions pas qu'au sein de l'Allemagne nazie et à la même époque, dans la Suisse neutre, la très grande majorité des intellectuels ont suivi avec apathie la période de la guerre et de l'immédiat après-guerre.
L'écrivain W. G. Sebald l'a exprimé ainsi: «Le réflexe quasi naturel, conditionné par la honte et le défi contre les vainqueurs, était de se taire et de se détourner». Certains se réfugièrent dans des spéculations pseudo-métaphysiques. Seuls quelques-uns ont eu le courage de regarder les choses en face.
Il en va de même en Russie aujourd'hui. Les opposants au régime ont dû fuir ou se sont tus. Seuls quelques auteurs isolés, comme Mikhaïl Chichkine, qui vit en Suisse, expriment une critique radicale de Poutine et de son régime. Dans Le Monde, il déclare:
Il explique souhaiter une défaite totale de cette Russie impérialiste. Les voix éclairées comme celle de Chichkine devraient en principe être les bienvenues en Ukraine et être comprises comme le signe qu'il existe encore une autre Russie.
Pourtant, c'est le contraire qui se produit. L'auteure Oksana Zaboujko récuse son collègue Chichkine malgré sa critique du belliciste Poutine et de la Russie impérialiste. Pour elle, les bons comme les mauvais Russes participent à l'horreur collective:
Selon Oksana Zaboujko, même ceux qui lisent Dostoïevski ou Tolstoï soutiennent ainsi une littérature «indigne», coresponsable des crimes russes. Certains intellectuels ukrainiens pensent désormais comme elle, et estiment que leur haine de tout ce qui est russe est compréhensible.
Cependant, la plainte d'Oksana Zaboujko contre notre ignorance, européenne et léthargique, perd de sa force lorsqu'elle ignore les préceptes acquis des Lumières, dès qu'un Russe les représente. Il en va de même pour la culture en provenance d'Ukraine: elle ne peut être prise au sérieux que si elle va au-delà de la pensée en noir et blanc, de la culpabilité collective, du patriotisme et du nationaliste brut.
Traduit et adapté par Nicolas Varin