L’effondrement, en quelques jours, du régime de Bachar al-Assad, dit combien la dictature syrienne, fragilisée par les pertes du Hezbollah au Liban et finalement lâchée par Moscou, était à bout de souffle. Issu de la minorité alaouite, le «boucher de Damas», responsable de centaines de milliers de mort durant les treize dernières années de guerre civile en Syrie, ne se maintenait au pouvoir qu’en terrorisant sa population, majoritairement sunnite, 75% du total.
Il avait répliqué avec cruauté aux premiers signes du Printemps arabe, étendu à son pays début 2011, en emprisonnant et torturant des enfants qui avaient eu le culot d’écrire ce message sur les murs d’une école: «Ton tour arrive, docteur» (Bachar al-Assad avait suivi une formation d’ophtalmologue). C’était à Deraa, dans le Sud de la Syrie, d’où l’insurrection était partie.
La dynastie al-Assad – Bachar est le fils de Hafez al-Assad, de la mouvance nationaliste bassiste, qui avait pris le pouvoir en 1970 – n’est plus. Est-on dans le prolongement des Printemps arabes, dont le nom dit bien tout l’espoir que les intéressés et les opinions occidentales mettaient dans des soulèvements pacifiques dirigés contre des dirigeants autocrates?
Aujourd’hui, l’illusion n’est plus permise. On avait pu croire que les Printemps arabes favoriseraient l’émergence de pouvoirs libéraux non religieux. Ce ne fut pas le cas. En Tunisie, les premières élections libres furent remportées par le parti islamiste Ennahda. En Egypte, la génération Facebook à l’origine de la contestation fut supplantée dans les urnes par le parti islamiste des Frères musulmans.
Les islamistes étant vus comme des usurpateurs de l’aspiration à la liberté portée par les Printemps arabes, ils furent battus dans les urnes ou violemment réprimés. Pour quel résultat? Le retour de profils autocratiques s’appuyant sur les deux piliers de la légitimité post-coloniale: le nationalisme et l’islam. On en voit l’expression en ce moment même en Algérie – qui n'a pas connu de Printemps arabe proprement dit – avec la mise aux arrêts de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal pour délit d’opinion, qui risque pour cela la prison à vie.
Aujourd’hui, en Syrie, les choses sont claires d’un point de vue idéologique. Les principaux acteurs du renversement de Bachar al-Assad sont des islamistes promoteurs de la charia, emmenés par un Syrien, ancien djihadiste de l’Etat islamique passé par al-Qaïda et qui a fondé en 2017 son propre groupe, HTS, Hayat Tahrir al-Cham, en français: Organisation de libération du Levant.
Au-delà du défi de l’union posée à une Syrie fractionnée en plusieurs appartenances communautaires et religieuses, le principal défi est celui posé au vainqueur du jour, le chef du HTS: Abou Mohammed al-Joulani, son nom de combattant djihadiste, le vrai étant Ahmed al-Chareh, qu’il reprendra peut-être prochainement.
Cet homme charismatique de 42 ans dit avoir renoncé au djihad global pour se concentrer sur l’avenir de la Syrie, son pays. Toute sa communication, celle dirigée vers l’extérieur comme celle s'adressant aux Syriens en liesse à l’annonce de la chute de Bachar al-Assad, appelle à la modération et non à la vengeance meurtrière. A l’opposé d’une posture épuratrice, il semble vouloir faire preuve de pragmatisme en jouant la carte du fédérateur, du rassembleur.
Lui qui, s’adressant en 2018 à ses hommes, leur disait que Damas et Jérusalem les attend, afin de les libérer pour faire place à l’islam sunnite, a changé radicalement de discours. Il ne fait plus peser de menaces sur Israël et l’Occident. Il ne procède pas à des exécutions sommaires. Il promet protection aux minorités syriennes, les Druzes, les chrétiens, les Kurdes et même les Alaouites. Sincérité? Dissimulation? Temporisation?
Mais un fait est têtu: il n’y a pas de réelle démocratie dans le monde arabo-musulman – l’exécutif y tient toujours un pouvoir déterminant, même si, en termes de libertés, la vie est plus enviable au Maroc qu'en Irak.
Un défi se pose donc aux Syriens. Un défi qui consiste à s'affranchir de cette espèce de fatalité qui veut qu’il n’y ait que deux formes de gouvernance dans les pays arabo-musulmans: l’autoritarisme ou l’islamisme. L’une et l’autre n’ont jusqu’ici pas démontré leurs capacités à créer de la stabilité – on ne parle pas ici des émirats richissimes du Golfe, des Monaco islamiques.
Dans cette période de transition chaotique entre une dictature et un gouvernement qui n’existe pas encore, la rhétorique de celui qui apparaît comme l’homme fort en Syrie, Abou Mohammed al-Joulani (Joulani fait référence au Golan, occupé par Israël, d'où sa famille est originaire), est de première importance. Que la Syrie replonge dans l'horreur djihadiste ou s’enfonce plus encore dans la guerre civile serait terrible. On n'imagine pas les Syriens chasser Bachar al-Assad pour prolonger une situation qui leur ferait endurer de nouvelles atrocités.
Mais la Syrie est un pays fragile. Il faudra tenir compte des factions qui y opèrent et du poids exercé par les puissances étrangères, l'Arabie Saoudite, sunnite comme la majorité de la Syrie, les Etats-Unis, la Russie bien sûr, longtemps l’alliée de Bachar al-Assad (Moscou dispose d'une base navale en Méditerranée, à Tartous, sur la côte syrienne).
La Turquie d’Erdogan, dont l’influence est notable dans la région, ne paraît pas étrangère à la progression spectaculaire du HTS. Cherchera-t-elle à prendre le contrôle de la région d'Alep, dans le Nord de la Syrie, elle qui craint les Kurdes qui y sont implantés? Et alors que les prisons s’ouvrent en Syrie, qu'adviendra-t-il des djihadistes étrangers de Daech, enfermés dans des geôles kurdes sur sol syrien? La France, entre autres, ne cache pas son inquiétude.
On ne peut pas appréhender la situation en Turquie en faisant abstraction de l’Europe, où l’islamisme politique inquiète les Etats. Les sunnites, on l'a vu, sont majoritaires en Syrie. Le discours islamiste s’est beaucoup nourri des persécutions infligées aux sunnites, dans leur propre pays, par Bachar al-Assad et avant lui par son père. Le chef du HTS, incarnation du sunnisme prenant sa revanche sur le sort, devra réfréner les ardeurs islamistes, qui pourraient déborder en Europe selon la tournure que prendront les événements.
Les discours d’un Erdogan, façon choc des civilisations entre islam et Occident, sont propres à attiser des sentiments à la fois suprémacistes et victimaires. Dernièrement, dans une allocution datée du 26 novembre reprise sur son site par le média Memri, le président turc déclarait que «les progrès de l'Occident reposent sur le sang, les larmes et le génocide», que «la civilisation occidentale s'effondrera», alors que «notre civilisation divine et humaine s'épanouira». Les propos d’Erdogan sont ceux des Frères musulmans sur le même sujet, lesquels ont subi la répression du clan Assad.
Le peuple syrien se libère d’un tyran. Il reste à installer une gouvernance. Qui peut dire à quoi ressemblera la Syrie dans six mois?