Les uns après les autres, ils se rétractent, regrettent, prennent leurs distances. Les 55 signataires de la tribune «N’effacez pas Gérard Depardieu», parue le 25 décembre dans Le Figaro, ne s’attendaient sans doute pas à ce tsunami de réprobation. Leur démarche rencontre une franche hostilité, non seulement sur les réseaux sociaux, mais, pire pour eux, dans des contre-tribunes s’opposant à la leur, dont l’une, éditée par le site Cerveaux Non Disponibles et signée par 8000 artistes, vaut sanction populaire.
Au cœur de cette affaire, les violences faites aux femmes, des comportements de goujat, dont témoignent, sans preuves de culpabilité pour l’instant, des plaintes pour viol et agression sexuelle visant Gérard Depardieu, dont rendent compte ses propos obscènes révélés sur France 2 dans «Complément d’enquête».
Mais cette bataille de tribunes fait surtout apparaître la question sociale. Les signataires de celle publiée dans Le Figaro, qui demande que l’acteur ne soit pas «lynché» mais qui omet d'évoquer les plaignantes, appartiennent au haut de panier. Ils forment l’aristocratie du métier d’acteur, de créateur, de metteur en scène, de musicien, de chanteur, au masculin comme au féminin. La fantasque Afida Turner est l’exception qui confirme la règle.
Tout le reste – les Carole Bouquet, Benoît Poelvoorde et autres Vincent Perez – n’est que beau linge, gens installés, ayant du pouvoir. Riches? Certains le sont, d’autres non. Ce critère n’est pas déterminant. Le pouvoir est moins affaire d’argent que de reconnaissance et de légitimité. Il est ici tout l’enjeu.
Face à cette noblesse de cour, face à cette élite, les 8000 font figure de sans-culottes. Une répartition des rôles implicite. Elle est à l’avantage des 8000 contre cette bande de «dépravés» volant au secours d’un des leurs. Ne l’oublions pas, on est en République. Elle s’est construite contre les privilèges, contre les mœurs dissolues prêtées aux puissants.
La bataille d’aujourd’hui est celle des puritains (inquiets face à l'avenir qui se rétrécit) contre les jouisseurs (qui ont abusé des bonnes choses). Il n’y a pas moins de stupre parmi les premiers et pas moins d’austérité parmi les seconds. Ce qui compte, c’est que les protagonistes, ceux qui tiennent à ces différences, puissent se reconnaître d’un camp ou d'un autre. Cette opposition recouvre une fracture générationnelle. Les 55 de «N’effacez pas Gérard Depardieu» ont 66 ans de moyenne d’âge. Celle des 8000 est bien plus basse à tous les coups. Mais, en dépit de sa pertinence, l’argument générationnel semble secondaire par rapport à la question sociale.
En Suisse, où la polarisation sociale n'est pas culturellement constituée, il n’en coûte pas, du moins espérons-le, de refuser la censure des films avec Depardieu ou de tenir par-dessus tout à la présomption d’innocence. Il en va différemment en France. A tout moment, les puissants peuvent être sommés de rendre des comptes. On l’a vu à l’occasion de la révolte des gilets jaunes. On le voit à présent avec les signataires repentants d’une tribune qu’ils n’assument plus.
Les voilà faisant leur autocritique dans une resucée stalinienne d'après-guerre. L’imposant comédien Jacques Weber, qui fut un illustre Cyrano au théâtre avant que Depardieu ne le soit au cinéma, se renie totalement, allant jusqu’à dire que sa «signature était un autre viol». Puisqu’il faut bien trouver un coupable à tout cela, le voici: Yannis Ezziadi, un jeune ambitieux «proche de l’extrême droite», ami avec Julie Depardieu. Il aurait trompé son monde en ne dévoilant pas son pedigree.
Est-on en ex-URSS? Libération est-il la Pravda de l’époque, friande de kompromats, ces dossiers compromettants, véridiques ou inventés, montés pour nuire à l'ennemi? Ce quotidien de gauche, qui n’en finit pas d'expier pour avoir promu l’apprentissage de la sexualité aux enfants dans les années 1970, s’en va fouiller dans celle de Yannis Ezziadi, présenté comme un homosexuel manipulateur. Le journal de la libération sexuelle vire inquisiteur des techniques de drague foireuses.
C’est la particularité des processus révolutionnaires: il faut offrir des sacrifices au peuple. La chute de Depardieu, ce parvenu, ce petit voyou de Châteauroux, qui avait atteint la gloire, par son mérite, par son talent, par sa gueule, est le sacrifice suprême atteignant par ricochet ses soutiens. Il n’est plus qu’un gros dégueulasse, une ordure, une pourriture. Aura-t-il seulement droit à une sépulture?
Il n’y a pas, pour lui, à gauche, de circonstances sociales qui vaillent pour expliquer sa dérive libidineuse. On ne lit nulle part qu’il est peut-être en train de s’autodétruire, qu’il s’en veut, lui, l’affreux égoïste, pour la mort de son fils Guillaume. Cela n’excuserait pas des viols qu’il aurait commis. Il aurait à payer, comme il se doit, pour de tels crimes. Mais on a connu la gauche plus magnanime avec les gens issus du peuple.
La lutte des classes s’étant déportée vers la guerre des genres, l’extraction modeste a cessé d’être un argument de défense. Tout le monde – les hommes «cisgenres» au premier chef – se doit d’être irréprochable. Il n’y a pas, comme en justice, de recours possible. La faute entraîne l’effacement social – la fameuse cancel culture.
Parmi les plus dogmatiques dans la mise en œuvre de cette sanction, on trouve, c'est un crève-cœur, une partie des LGBT. Dans le Matin Dimanche du 31 décembre, on pouvait se croire, non pas à Moscou, mais à Téhéran, tant le jugement de cette militante genevoise LGBTIQ+ au sujet des agissements, pour certains présumés, de Gérard Depardieu, avait l'apparence de la corde:
Elle ajoutait:
Ben dis donc…
Pour en finir avec ces envies de mises à mort qui feraient oublier que la peine capitale est depuis longtemps abolie, citons ce beau commentaire d'un lecteur ou d'une lectrice paru sur watson à propos de l’affaire Depardieu:
Personne n'est au-dessus de la justice, mais personne ne devrait non plus en être privé.