Lucy Kapetanich l'a découvert malgré elle. L'ancienne danseuse et mannequin érotique aimait regarder des vidéos d'animaux après le travail pour se détendre — parfois avec des bébés singes. Mais l'algorithme de YouTube l'a soudain propulsée dans le monde des singes torturés et des tortionnaires d'animaux. La BBC a raconté son histoire.
Les premières vidéos qui s'affichent sur la page YouTube de la femme, alors âgée de 55 ans, sont encore inoffensives en comparaison des vidéos ultérieures. Des singes habillés avec des vêtements de bébé. D'autres petits singes qui sont baignés et frottés avec peut-être un peu trop de rudesse. D’adorables bébés singes portant des couches sans doute un peu trop serrées. Et on ne voit (pratiquement) jamais la mère des petits.
Le plus dérangeant dans ces vidéos n'est même pas forcément leur contenu, mais leur volume. On trouve d'innombrables vidéos «cute baby monkey xy» disponibles sur la plateforme générant beaucoup de clics: certaines d'entre elles atteignent près de 10 000 vues. Grâce aux revenus publicitaires, les créatrices (dans les vidéos, on entend presque exclusivement des voix de femmes) gagnent ainsi 200 dollars américains par vidéo. En Indonésie, où sont généralement basées ces femmes, le salaire mensuel avoisine les 800 dollars.
Il ne faut pas longtemps pour que l'algorithme de Lucy Kapetanich lui propose des vidéos plus choquantes. Un petit singe se fait frapper. Un autre est aspergé d'eau, sans raison apparente. Pour l'Américaine, il s'agit clairement de maltraitance animale, ce qui viole les directives de YouTube. Elle signale les vidéos, mais rien ne change.
Très vite, sur YouTube, elle tombe sur une première vidéo de torture. Elle est horrifiée par ce qu'elle découvre. Elle crée sa propre chaîne, Mad Monkey Mayhem, sur laquelle elle veut attirer l'attention sur le sujet. Avec un succès mitigé.
La femme s'associe avec le YouTuber Yardfish, de son vrai nom Dave Gooptar, pour comprendre les dessous du système de torture des singes. Près de deux ans plus tôt, Yardfish avait déjà publié des vidéos YouTube de ses recherches concernant le réseau de torture des singes en Inde. Le duo constate que sous les vidéos YouTube, il est souvent indiqué que l'on peut trouver des scènes plus dures et plus graves encore sur la plateforme de messagerie Telegram.
En effet, en janvier 2022, Lucy Kapetanich reçoit un e-mail d'une personne active dans le milieu des «Monkey Haters» sur Telegram. L'homme, dont le pseudonyme est Torture King, l'invite à se rendre sur l'une des plus grandes chaînes: «Ape Cage». Il ne veut cependant pas que d'autres personnes soient au courant de son hobby:
Un homme tout à fait normal, en apparence. Torture King, de son vrai nom Mike McCartney, vit en Virginie, aux Etats-Unis. Chez lui, on peut voir des drapeaux avec des symboles nazis. Il lui manque toutes ses dents à cause de sa dépendance à l'héroïne, qui remonte à plusieurs années. Pendant près de deux décennies, il a fait partie de l'un des plus grands gangs de motards du pays et a aussi passé du temps en prison.
Comment peut-on finalement devenir un membre actif de la communauté des «Monkey Haters»? Pour lui, il s'agissait d'une vidéo YouTube sur laquelle la propriétaire tendait sans cesse la bouteille au petit singe avant de la retirer: «Cela m'a fait un peu sourire».
Lui aussi a rapidement été invité à se rendre sur Telegram. Il n'y est toutefois pas resté uniquement pour s'amuser, mais aussi pour des raisons financières. En effet, il téléchargeait des vidéos depuis YouTube (à l'époque, la plateforme n'était pas encore aussi stricte qu’aujourd’hui avec ses directives, et autorisait plus facilement des contenus de cruauté envers les animaux) et les vendait ensuite dans le groupe de discussion.
Sanglante, un terme approprié. Lucy Kapetanich découvre à quel point lorsqu'elle rejoint le canal «Ape Cage». L'une des vidéos les plus regardées s'intitule «Monkey in a blender», soit un singe dans un mixeur. Pas besoin d'en dire plus.
La vidéo a été commandée par l'utilisatrice qui se fait appeler Sadistic. Il s'agit d'une grand-mère de l'Alabama, âgée de 46 ans à l'époque. Elle vit dans une caravane, s'appelle en réalité Stacey Storey et travaille comme vendeuse dans une station-service. Mais comment a-t-elle obtenu cette vidéo?
Comme avec toutes les productions de ces vidéos atroces, il y a derrière la caméra quelqu'un qui se procure des petits singes, les torture et, dans les cas extrêmes (ce qui n'est pas rare), les tue. C'est ce qu'on appelle le VO, pour Video Operator. Contrairement aux créateurs de YouTube, ce sont presque exclusivement des hommes qui s'adonnent à cette pratique violente.
Une vidéo d'un tel VO coûte 200 dollars américains. Une jolie somme pour n'avoir rien d'autre à faire que de maltraiter un bébé singe pendant cinq minutes avant de le tuer. Le plus difficile pour les clients est de trouver quelqu'un d'assez cruel pour s'en charger. La recherche de Sadistic pour trouver un tel VO a été fructueuse: on lui doit la vidéo du mixer, ainsi que des centaines d'autres tout aussi horribles.
Mais ce VO fait preuve d'un grand manque de prudence. En visionnant attentivement ses vidéos, Lucy Kapetanich et Dave Gooptar découvrent des indices sur l'emplacement et l'identité de l'homme. Ils repèrent finalement en arrière-plan une moto ainsi qu'une plaque d'immatriculation.
Ils en informent la BBC, qui les suit depuis un certain temps déjà dans leur chasse aux tortionnaires d'animaux, la chaîne britannique alerte une organisation indonésienne de protection des animaux, qui contacte à son tour la police locale. L'homme en question est déjà connu des autorités: il aurait vendu des espèces animales protégées.
Dans la nuit, la police passe à l'action sur l'île de Java: le dénommé Asep Yadi Nurul Hikmah est interpellé sur un marché et arrêté. Il est en possession d'un carton contenant des bébés singes. Lors de la perquisition de son domicile, les autorités trouvent le fameux mixeur ainsi qu'une perceuse rouge avec laquelle d'autres atrocités ont été commises.
Hikmah n'est cependant qu'un des nombreux VO, même s'il est peut-être le plus sadique.
Suite aux conseils de Lucy Kapetanich qui ont permis une arrestation réussie, elle est contactée par le FBI. Elle remet aux autorités toutes les informations qu'elle a recueillies jusque-là. Celles-ci atterrissent finalement sur le bureau de l'agent spécial Paul Wolpert.
Au début, il ne se montre pas très incisif. Pourquoi lui, qui s'occupe habituellement de gangs d'enfants maltraités, devrait-il s'intéresser à un réseau de tortionnaires d'animaux? Mais plus il s'enfonce dans le sujet, plus les parallèles lui sautent aux yeux:
Contrairement à la pédopornographie, la possession de vidéos de cruauté envers les animaux n'est pas strictement illégale aux Etats-Unis. En revanche, leur diffusion peut valoir jusqu'à sept ans de prison. Paul Wolpert commence donc à chercher des pistes.
Il n'a pas eu de mal à y parvenir. L'utilisatrice Sadistic a effectué les paiements pour les vidéos via Cash App (l'équivalent américain de Twint). Elle y est inscrite sous son vrai nom. Les autres membres d'«Ape Cage» font également preuve d'une insouciance ridicule.
Lorsqu'il ne s’agit pas de singes, ou de «Tree Rats» (rats des arbres) comme on les appelle dans la communauté des «Monkey Haters», ses membres parlent ouvertement de leur vie, de leurs enfants, de leur travail. Torture King, qui suscite le respect dans le groupe en raison de son commerce et de son activité, a un jour expliqué à ses camarades qu'il fallait s'accorder la plus grande confiance mutuelle et envoyer à cet effet de vraies photos de soi et de son propre nom dans la conversation. Et les gens l'ont fait.
«C'est absolument idiot», estime Paul Wolpert. Interrogé par le FBI, Torture King indique qu'il a demandé ces informations pour en savoir plus sur l'identité des membres de la communauté. On ne connaît pas exactement le but de sa démarche. Il affirme qu'il voulait «détruire le groupe de l'intérieur», mais les personnes chargées de l'affaire en doutent. Mike McCartney, alias Torture King, risque désormais jusqu'à sept ans de prison.
Après la récente diffusion du reportage de la BBC (et du documentaire de plus de 50 minutes qui l'accompagne), les Monkey Haters se sont exprimés sur leurs canaux Telegram. Leur critique parle d'elle-même:
Un autre utilisateur s'insurge contre le fait que le reportage ait choisi les mauvais singes: on aurait plutôt dû choisir son favori, Gollum, qui a été torturé de manière bien plus violente. Pour l'utilisateur Maccy Macaque, le problème ne vient pas de l'animal choisi, mais des personnes:
Telegram s'engage à respecter l'anonymat sur le réseau et les droits de l'homme fondamentaux comme la liberté d'expression. L'entreprise assure toutefois que les utilisateurs peuvent signaler des contenus problématiques et que certains groupes ont déjà été supprimés.
Le groupe «Ape Cage» n'existe plus aujourd'hui. En revanche, de nouveaux canaux de ce type apparaissent et disparaissent continuellement. Une situation qui se poursuivra sans doute toujours ainsi.
Et sur YouTube? La torture n’y est plus, en revanche, les vidéos «cute baby monkey xy» sont toujours là. Et les commentaires qui les accompagnent n'ont pas changé non plus: