Mardi soir, Jack Smith a tapoté sur l'épaule de Donald Trump comme dans un film. Et pas seulement en raison du nom et de l'allure quasi hollywoodienne du plus endurant procureur spécial des Etats-Unis. Car il y a assurément de la dramaturgie derrière la nouvelle inculpation à l'encontre du candidat républicain.
Alors que l'on pensait ne plus avoir à causer de justice pénale avant l'élection présidentielle, voilà que l'affaire d'ingérence électorale de 2020 revient par la petite porte, comme un chuchotement dans l'oreille blessée du justiciable:
Coupé dans son élan par la Cour suprême, qui estimait que tous les actes présidentiels «officiels» bénéficient d’une «immunité présomptive» contre les poursuites, Jack Smith a dû revoir sa copie en ravalant quelque peu sa salive. Résultat, un nouvel acte d'accusation réduit de 45 à 36 pages, nettoyé de toute mention pouvant entrer en conflit avec la décision de la patronne du pouvoir judiciaire américain.
Objectif? Attaquer Donald Trump par surprise, en slalomant entre ces «actes présidentiels officiels». Les quatre chefs d'accusation, eux, n'ont en revanche pas changé:
Si Donald Trump a qualifié cette nouvelle inculpation de «choquante» et d’«attaque directe contre la démocratie», Jack Smith semble plutôt sûr et satisfait du boulot abattu par le bureau du procureur spécial. Et les réseaux sociaux saluent globalement sa pugnacité, digne d'un méchant dans James Bond.
Jack Smith pulling the Uno reverse card!! pic.twitter.com/y0J5fMMu28
— Charli Huxley (@ImKnotTheOne) August 27, 2024
Si cette nouvelle charge ne devrait pas bouleverser plus que de raison la campagne du républicain avant le 5 novembre prochain, elle aura de quoi (re)devenir tranchante en cas de défaite, face à Kamala Harris. Mais de nombreux observateurs américains sont à moitié surpris du timing spécifique choisi par Jack Smith. Autrement dit, neuf petits jours avant la mystérieuse «règle des 60 jours».
La quoi? Soixante jours avant une élection, il est communément admis que la justice américaine ne vienne pas chercher des poux sur le crâne d'un candidat. Une sorte de cessez-le-feu tacite, censé écarter toute interférence avec la vie politique, qui ressemble davantage à une coutume entre hommes de loi, puisque cette règle n'est inscrite dans aucun livre judiciaire. Néanmoins, le manuel officiel du département prévoit de manière évasive qu'il est «interdit de choisir délibérément le moment de toute action officielle, dans le but d'influencer une élection».
Pour trouver l'explication la moins incomplète de cette «règle des 60 jours», il faut remonter à l'affaire des emails d'Hillary Clinton, lors de la campagne présidentielle de 2016. Deux ans plus tard, un rapport de l'inspecteur général du ministère de la Justice des Etats-Unis, Michael E. Horowitz, spécifiait que cette règle n'est «ni écrite ni décrite dans aucune directive politique ou règlement de département», mais se révèle comme étant «une pratique générale qui éclaire les décisions dudit département».
A cette époque, Horowitz avait le nez dans les actions du FBI. Il avait critiqué son directeur, James Comey, pour avoir relancé l'enquête moins de soixante jours avant la défaite d'Hillary Clinton. En clair, la justice aime à privilégier le bon sens et considérer que le mélange des genres peut se révéler néfaste pour tout le monde.
Or, ça, c'était avant Donald Trump et sa lourde cargaison de mises en accusation.
Il faut dire que depuis la première inculpation du républicain, l'empressement de Jack Smith fait débat au sein du sérail judiciaire. Si le procureur spécial a eu l'intelligence de ne jamais évoquer l'échéance sensible du 5 novembre 2024, l'envie de le juger avant l'élection présidentielle est dans toutes les bouches, dont celle de l'ancien procureur général adjoint Jack Goldsmith, en février dernier:
D'autres, tout aussi nombreux, se rangent derrière l'argument phare de Jack Smith, qui brandit «l'intérêt public» à juger Trump le plus rapidement possible. Si la «règle des 60 jours» est dépoussiérée aujourd'hui, alors que le procureur spécial vient de déposer un nouvel acte d'accusation, elle faisait déjà du grabuge il y a deux ans, peu avant les élections de mi-mandat. En septembre 2022, alors que deux enquêtes sont en cours contre un Donald Trump qui n'était pas encore candidat à la Maison-Blanche, ça causait frein à main:
A l'époque, Trump jouait de son influence pour gorger le Congrès d'élus de son bord, dans une élection qui a vu les démocrates conserver leur majorité au Sénat et les Républicains s'emparer de la Chambre des représentants. On craignait alors que les enquêtes à son endroit puissent influer sur les urnes.
La question qui se pose aujourd'hui, à 69 jours du scrutin présidentiel, est la suivante: le nouvel acte d'accusation de Jack Smith risquait-il de tomber sous cette «règle des 60 jours»? Hélas, personne ne s'accorde pour répondre clairement à cette question. Et c'est précisément parce que c'est plus volontiers une tradition qu'une loi, que les spéculations s'affolent. Et si le ministère de la Justice «envisageait en 2016 de codifier le contenu de la règle de 60 jours, l'idée a très vite été considérée comme impraticable», comme le rappelait le NYT.
Reste une impression aussi coriace que Jack Smith: le procureur spécial vient simplement de rappeler à Donald Trump qu'en cas de défaite dans deux mois, leur duel reprendra de plus belle.