5 octobre 1972. Rue de Grenelle 84, à Paris. La salle dite «des Horticulteurs» fourmille d'un étrange brouhaha. Une réunion privée rassemble discrètement quelque 70 invités. Au-delà des murs de l'amphithéâtre, une France qui peine encore à se remettre du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale.
Un paysage dans lequel l'extrême droite survit difficilement, marginale, moribonde, morcelée en petits groupuscules épars et dénués du moindre poids politique. Ce moment est crucial. Car, au cœur de cet amphithéâtre bouillonnant, un nouveau parti s'apprête à voir le jour. Son nom? Le Front national pour l'unité française. Abrégé «FNUF». Bientôt raccourci en «FN». Par commodité.
Les heureux parents? L'Ordre nouveau. Un mouvement qui rassemble tous azimuts, anciens SS, poignées de pétainistes et de nostalgiques du régime de Vichy. Sans oublier quelques néonazis ou encore d’anciens militants de l’Algérie française. Bref, une assemblée aussi infréquentable qu'hétéroclite. Elle possède toutefois une force: la même volonté de faire son entrée dans l'arène électorale - et ce, dans les formes. Pour cela, il faut un parti politique. Et un visage. Respectable, de préférence.
Le choix de l'Ordre nouveau se porte sur un ancien député et parachutiste de 44 ans, fils d'un marin pêcheur et d'une couturière, né en 1928 à la Trinité-sur-Mer et combattant durant la guerre d'Algérie. Parmi ses atouts: un certain talent d'orateur, un carnet d'adresses fourni, une relative expérience politique et surtout, une image de «modéré», indispensable pour ratisser large au sein de l'électorat.
Sans compter que l'élu a de la gueule: grand, blond, yeux bleus, dont l'un est caché par un bandeau noir - témoignage de son passé de militaire et d'un accident lors du démontage d'un chapiteau sept ans plus tôt - et qu'il exploitera allègrement pour bâtir sa légende. Cet homme s'appelle Jean-Marie Le Pen.
A l'époque déjà, il ne crache pas sur la compagnie d'anciens collabos. Jean-Marie Le Pen, c'est un pur produit de la tradition poujadiste, un défenseur d'une droite décomplexée, musclée, si ce n'est carrément autoritaire. Et surtout, c'est un anti. Anti-communiste, anti-gaulliste, anti-américain.
Le 27 octobre 1972, le voilà désigné tout premier président du Front National. Par souci tactique et pratique, l'Ordre nouveau préfère s'effacer derrière cette nouvelle figure au profil sage et respectueux des institutions. Elle lui laisse la quasi-exclusivité de la représentation sur la scène politico-médiatique française.
Les premières années du jeune parti sont difficiles. Encore et toujours relégué au rang de mouvement marginal, le Front national peine à décoller. Tant au niveau du nombre d'adhérents qu'à celui des résultats électoraux, maintenus au ras du sol. Ses propres partisans décriront la décennie comme une «traversée du désert».
Pour ce qui est du programme, le FN s'approprie les thèmes du moment: agriculture, économie, enseignement, service public, santé. Le tout, sur un ton profondément anti-libertaire, anticapitaliste et anti-marxiste, à la sauce nationale-populiste.
L'année 1974, marquée par le décès brutal du président Georges Pompidou, sera également celle de la première participation de Jean-Marie Le Pen à une élection présidentielle. Il y en aura quatre autres, jusqu'en 2007.
Le résultat du patron du FN, guère probant, revêt au moins un avantage: lui conférer un statut de chef de file de l'extrême droite. Bien décidé à apprendre de ses années de galère, le Front national change de ton. Pour les législatives de 1978, il resserre la campagne sur un thème qui commence lentement mais sûrement à s'immiscer dans le débat public: les «dangers de l’immigration».
En 1981, Jean-Marie Le Pen est bien décidé à retenter l'aventure de la présidentielle. Il n'atteindra même pas le premier tour, faute des 500 parrainages nécessaires. Le 10 mai, François Mitterrand rafle la victoire et porte la gauche au pouvoir.
Pendant ce temps, le FN et son chef de file rôdent. Prêts à l'embuscade et à saisir la moindre opportunité. Une opportunité va d'ailleurs, très bientôt, se présenter: la hausse de l'immigration, sur laquelle les grèves de l'industrie automobile, au milieu des années 80, ont projeté une lumière crue. De nouvelles questions émergent ainsi dans le débat public: identité, rapport à la nation, lutte contre le racisme.
L'année 1984 symbolise à la fois la création de SOS Racisme et une première percée du FN au niveau national. Un résultat inespéré aux élections européennes lui offre la voie d'accès au Parlement européen, où le parti envoie dix élus. L'évènement achève d'asseoir l'existence politique d'une formation politique encore et toujours fortement marginalisée. Mais son entrée à l'Assemblée nationale permet à la machine d'être lancée. La presse commence à s’intéresser au «phénomène Le Pen». Et Jean-Marie abandonne son bandeau sur l’œil gauche.
L'année suivante, dérapage. Le premier d'une trop longue série. Sur les ondes de la radio nationale, Jean-Marie affirme au sujet des chambres à gaz utilisées par les Nazis:
Le tollé est national. S'en suivent un procès et une condamnation pour «banalisation de crimes contre l'humanité» et «consentement à l'horrible», deux ans plus tard. Suivront 28 autres condamnations, dont sept pour ses propos répétés sur le tristement célèbre «détail de l'histoire».
Les déboires verbaux n'empêcheront pourtant pas Jean-Marie Le Pen de continuer à forger sa place sur le plan politique. En 1989, le FN fête son premier maire de son histoire à la tête d'une ville de France: Saint-Gilles, dans le Gard. Cette année-là, Marion Anne Perrine Le Pen, dite Marine Le Pen, qui a adhéré au parti de son père trois ans plus tôt, se présente pour la première fois à une élection locale. Elle a 21 ans.
Dans les années 1990, le FN commence à faire son nid dans la vie politique française. Sans jamais réussir à s'imposer. Le scrutin majoritaire reste un cap infranchissable. Toutefois, fort des 15% obtenus par Jean-Marie à l'élection présidentielle de 1995, le parti effectue une percée dans l'électorat populaire. Plusieurs grandes villes de Provence-Alpes-Côte d'Azur sont conquises par des maires FN.
Un succès qui n'enchante pas particulièrement le président du FN. Paradoxal? Pas tellement, quand on connaît la personnalité du tout-puissant président, habitué à tout diriger. Le baron de l'extrême droite française, aussi surnommé le «Menhir», craint que cette montée en puissance des élus locaux ne se fasse au détriment de la sienne. Reste que c'est lui qui attire la lumière par ses sorties fracassantes - quitte à jouer la propre vie de son parti. Le 30 août 1996, par exemple, il déclare croire à «l’inégalité des races», provoquant un débat sur l’interdiction du FN.
Si la fin des années 90 est compliquée pour le FN, fragilisé par des batailles internes, des scores relativement faibles et la fin politique annoncée de Jean-Marie Le Pen dans les médias, ce serait enterrer le Menhir trop vite. Le patron se reprend et resserre sa campagne sur des thèmes qui ont fait son succès.
La stratégie s'avère payante. Trois en plus tard, c'est le choc. Presque hébété de surprise, Jean-Marie Le Pen apprend son accession au second tour de l'élection présidentielle face à Jacques Chirac. En France, la prise de conscience est violente, brutale. C'est la première fois qu'un candidat d'extrême droite accède au second tour d'une élection présidentielle.
L'entre-deux tours est aussi remué que l'estomac d'une partie de l'électorat français. Ces quinze jours sont marqués par des manifestations anti-FN dans plusieurs grandes villes de France. Quant à Jacques Chirac, il va jusqu'à refuser le célèbre débat télévisé du second tour. Le ton est donné: tous unis contre Le Pen. La quasi-totalité des candidats éliminés au premier tour lance à l'unanimité un appel à voter contre son adversaire.
La défaite sera écrasante. Le 5 mai 2002, Jacques Chirac remporte la présidentielle avec 82,2% des voix - contre 17,79% pour son concurrent. Certes, c'est le plus faible score obtenu par un candidat au second tour d'une élection présidentielle sous la Cinquième République. Mais c'est aussi la preuve que le Front national a les moyens de faire sa place dans les plus hautes sphères du pouvoir. Une accession à l'Elysée est envisageable. Une preuve, aussi, pour le président du FN, que «désormais, tout le monde pense comme lui».
L'année suivant l'élection, dans laquelle elle s'est impliquée personnellement, Marine fait une entrée discrète dans les rangs du parti, par la porte du service juridique. L'avocate de formation, réputée fêtarde pendant ses études, élabore sa stratégie. Ce sera à elle de poursuivre la dédiabolisation du parti de son père, entamée quelques années plus tôt. Une initiative qui dérange les cadres du mouvement, mais qui ne l'empêche pas d'accéder bientôt à la vice-présidence.
En 2010, le président historique du Front National annonce qu'il renonce à se présenter à sa propre succession. Il faut alors lui choisir un héritier. Lequel, ou plutôt laquelle, est toute désignée: Marine, bien sûr. La même année, l'enfant prodigue figure parmi les 100 personnalités les plus influentes du monde, établi par le magazine américain Time.
Son arrivée à la tête du mouvement se traduit par une remontée inespérée dans les sondages d'opinion. Son entreprise de «normalisation» commence à porter ces fruits - même si elle n'est pas du tout au goût de papa Le Pen, comme il le confiait au journaliste Claude Askolovirch en 2005:
Pourtant, oui. Marine est décidée à en finir avec les dérapages médiatiques des membres les plus radicaux. Les contrevenants sont écartés. L'inévitable prise de distance avec son père, qui s'accroît à mesure des frasques verbales et des scandales, est amorcée.
Pour l'élection présidentielle de 2012, c'est manqué: elle finit troisième au premier tour, derrière François Hollande et Nicolas Sarkozy. Un résultat supérieur à celui de son père en 2002. L'intéressé, quoiqu'en retrait, n'a d'ailleurs pas totalement disparu de la scène médiatique. Au contraire, il multiplie les frasques, au point d'en devenir gênant. En juin 2014, par exemple, il affirme au sujet de Patrick Bruel, d'origine juive:
Cet été-là, la famille se déchire. En vacances sur la Costa Blanca espagnole, un incident malheureux achève de briser les liens. Marine apprend que son chat adoré, Artémis, a été dévoré par les bouledogues de Jean-Marie Le Pen, Sergent et Major.
La phrase acte le début de la séparation. Marine fait ses cartons et laisse la demeure familiale, l'hôtel particulier de Montretout, derrière elle.
Un an plus tard, le divorce prend une dimension politique et publique. Alors que la «dédiabolisation» reste la priorité de la fille, le père commet le dérapage de trop. En avril, il maintient ses propos polémiques tenus des années plus tôt sur les chambres à gaz. Sans manifester l'once d'un regret. Il enfonce même le clou de son propre cercueil en affirmant qu’il n’a «jamais considéré le maréchal Pétain comme un traître» et qu'il comprend tout à fait «qu’on mette en cause la démocratie, qu’on la combatte».
Trop, c'est trop. Jean-Marie le Pen est définitivement exclu du parti, sur décision de sa fille. Décision qui provoque la colère de plusieurs élus FN, préférant quitter le navire avec leur capitaine, mais qui, surtout, va rompre définitivement les liens. Ils ne s'adresseront plus la parole pendant plusieurs années.
La stratégie est radicale, mais elle s'avère payante. En décembre, le Front national, lors du premier tour des élections régionales, témoigne de son «enracinement»: placé devant les Républicains et le Parti socialiste, il accède au statut de premier parti de France. Le tripartisme est acté. Deux ans plus tard, le 23 avril 2017, Marine Le Pen franchit le premier tour de l'élection présidentielle, avec 21,4% des voix, juste derrière Emmanuel Macron.
Face au fringant concurrent, tout nouveau dans l'arène politique, elle ne fait pas le poids. Le 17 mai 2017, elle trébuche sur la dernière marche vers le pouvoir. Le résultat, en deçà des attentes, suscite des débats et des critiques internes.
Très vite, Marine tire des enseignements de cette défaite. Elle a conscience que quelque chose cloche. Qu'il y a des choses à changer. En mars 2018, résolue à acter ce changement de cap et de faire table rase d'un passé nauséabond, Marine Le Pen offre à son parti un nouveau nom. Un nom qui doit incarner le changement et l'ouverture: Rassemblement national. RN.
Mais dans le fond, malgré la longue entreprise de normalisation de son parti, certaines choses demeurent. Surtout les thèmes de prédilection de la frontiste: immigration et insécurité sont les mots d'ordre. Sous ses airs de tata des Français, ronronnante et adoucie, Marine Le Pen reste pourtant une femme de fer, dont le programme ne diffère pas sensiblement des précédents. Il est celui d'une extrême droite à l'état pur, qui fait de la nation une priorité, en voulant «rendre aux Français leur pays».
Dimanche 10 avril, tandis que sa fille lance un appel à «tous ceux qui n'ont pas voté pour Emmanuel Macron» à la rejoindre, le père guette, du fond de son manoir de Montretout. Balayées, les années de brouilles, de rancœur et de critiques amères. Ce soir-là, le vieil homme fort du Front national se confie à Timothée Boutry, journaliste au Parisien. Il en est convaincu. L'heure est venue. Marine, sa fille, après son «résultat remarquable» au premier tour, sera «la future présidente de la République».
Elle lui a donné indirectement la réplique dans un long entretien en direct à BFMTV, le 13 avril. Lorsqu'on lui demande si son père sera présent à la passation de pouvoir en cas de victoire, elle réplique:
Cinquante ans d'ascension et de tensions politico-familiales pour en arriver là, ce 7 janvier 2025, lorsque Jean-Marie Le Pen rend les armes, entouré des siens, dans un établissement où il a été admis quelques semaines plus tôt. Sa fille apprendra la nouvelle dans l'avion, de la part de son propre attaché de presse.
(Cet article a été initialement publié en mai 2022. Il a été mis à jour et modifié avant d'être republié.)