watson avait interviewé Richard Rechtman une semaine après le massacre du 7 octobre 2023 perpétré par le Hamas. Anthropologue, Richard Rechtman est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris (EHESS). Il est l'auteur de «La vie ordinaire des génocidaires» (CNRS Editions, 2020). Aujourd'hui, le chercheur, descendant de survivants de la Shoah, son père ayant trouvé refuge en Suisse, dresse un constat accablant de l'action d'Israël à Gaza, s'inquiète des pressions exercées sur la justice internationale et s'interroge sur l'avenir de l'Etat juif. Il dénonce l'antisémitisme et le racisme anti-musulman.
Depuis plusieurs mois, Israël fait face à des accusations de génocide de la part d’ONG. La Cour de justice internationale a mis en garde de son côté contre un risque de génocide dans la bande de Gaza. Diriez-vous, en l’état des connaissances, qu’on a affaire à une entreprise génocidaire de la part d’Israël?
Richard Rechtman: Ce sera à la justice de le dire et ce sera un long processus.
On assiste à la destruction à la fois ciblée et sans distinction des populations civiles, femmes, hommes, enfants, vieillards. La population est ensuite affamée. A quoi s’ajoute la destruction de biens essentiels au maintien de la société, qui permettent d’imaginer un futur. Je pense aux hôpitaux, aux universités, aux écoles.
Quel sens ces destructions ont-elles?
Quand des hôpitaux, des universités, des écoles sont détruits, comme c'est le cas à Gaza, quelque chose est atteint dans les fondements mêmes de ce que la société va pouvoir transmettre.
Il y a par ailleurs un élément, qui n’est pas toujours pris en compte par le droit international, mais qui mérite de l’être à mon avis dans le cas présent, de manière à le faire évoluer, c’est le fait d’abattre systématiquement les chefs, en l’occurrence ceux du Hamas, parfois tués avec leurs proches. C’est le signe d’une décision sous-jacente qu’on ne fera jamais la paix. Les Israéliens savent très bien qu’à chaque fois qu’ils abattent un leader, un autre réapparaîtra, mais cela veut dire qu’il n’y a personne en face avec qui entamer un dialogue. C’est selon moi significatif de la volonté de détruire tout un écosystème de vie. On peut ajouter à cela la disproportion entre le nombre de morts.
Entre les morts israéliens et ceux gazaouis.
C’est n’est pas la même chose que dans la guerre entre l’Ukraine et la Russie, où la Russie sera sans doute appelée à rendre des comptes, elle aussi, pour ses crimes. Mais, à Gaza, on n’est pas dans un conflit qu’on pourrait qualifier de traditionnel, où des armées s’affrontent. On n'est pas dans une guerre.
Où, ailleurs, dans vos travaux de recherche, avez-vous observé ces signes et éléments témoignant d’une possible action génocidaire?
Comme anthropologue m’intéressant aux faits de génocide, j'ai observé ces signes au Cambodge lors du génocide perpétré par les Khmers rouges entre 1975 et 1979, ou encore en Birmanie, où les populations rohingyas, musulmanes, ont été décimées à partir de 2016. Autre signe inquiétant, le fait que la Cour pénale internationale, qui serait chargée de recueillir les preuves d’une éventuelle qualification de génocide, subisse des menaces depuis qu’elle a décidé en novembre 2024 de délivrer des mandats d’arrêt contre plusieurs dirigeants israéliens, dont Benyamin Netanyahou, pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité.
Qu’est-ce qu’on trouve, généralement, à l’origine d’un génocide?
On trouve l’argument de la «légitime défense par anticipation» – ce qui ne signifie pas que la défense d’Israël face au Hamas après le 7 Octobre n’ait pas été légitime en soi, c'est la tournure prise par la réponse armée d’Israël dans le temps qui constitue une possible dérive génocidaire. L’argument de la «légitime défense par anticipation» est le processus même du déclenchement de la légitimation de l’entreprise génocidaire et d’extermination. Il va de soi que dans 80 à 90% des cas, cet argument est archi-faux.
Sauf que, dans le cas Israël-Hamas, il y a aussi, côté Hamas, une volonté éradicatrice sinon génocidaire vis-à-vis d'Israël. Ce dont témoignent les massacres du 7 Octobre.
Je n’ai pas de doute là-dessus. Je pense que le Hamas est à la fois un mouvement de résistance et un mouvement terroriste, qui a une part majeure de responsabilité dans ce qui se passe à Gaza depuis le déclenchement de son attaque. Mais il se trouve que ce ne sont pas que les combattants du Hamas qui sont tués par les bombardements israéliens. C’est aussi la population palestinienne. Le Hamas représente une part minime de la société palestinienne, et les estimations aujourd’hui les plus plausibles sont de même pas un combattant du Hamas éliminé pour dix civils tués.
Est-il arrivé dans l’histoire qu’un peuple qui a été génocidé commette, sinon un génocide, du moins des massacres?
Je ne peux que dénoncer l’anachronisme de cette question si l’allusion est ici le génocide juif durant la Seconde Guerre mondiale. Actuellement, à Gaza, ce n’est pas un peuple génocidé qui serait en train de commettre un génocide, ce sont des descendants d’un peuple qui a été génocidé, et qui a construit un Etat fondé sur l’histoire de la Shoah, certes, mais pas exclusivement, loin s’en faut.
Israël qui s’est déclaré l’Etat des juifs en 2018 a une responsabilité dans cette assimilation. Israël est à l’origine un Etat juif, ce qui n’est pas du tout la même chose. Les juifs qui vivent ailleurs ne sont pas comptables des actes du gouvernement israélien.
Selon vous, les événements dramatiques depuis le 7 Octobre remettent-ils en cause la légitimité de l’Etat d’Israël?
Peut-être que la solution à deux Etats est rendue aujourd’hui quasiment impossible à cause de ce qu’il se passé, en particulier depuis le 7 Octobre, mais la solution à un Etat n’est pas du tout impossible. Il s’agirait d’un Etat binational, sur une base confédérale. Un mouvement qui prend toujours plus d’importance, nommé «One Land», milite pour une structure confédérale, autrement dit une terre pour tous. Cette initiative, relayée par une tribune parue dans Le Monde, que j’ai cosignée, cherche à sortir de cette idée de partition, qui peut s’avérer terrible. Les partitions ne sont pas toujours des succès, comme en atteste la partition de l’Inde en 1947.
Mais les frontières sont là pour protéger.
On pense toujours que ce sont les frontières qui vont protéger. Dans le cas israélo-palestinien, c’est peut-être l’absence de frontières qui va protéger. Après tout la Suisse et la Belgique forment chacune un seul Etat. Tout ne se passe pas toujours bien, mais au moins n’est-ce pas la guerre. Il ne s’agit pas de renoncer à Israël, mais à Israël comme Etat juif ou Etat des juifs.
Vous êtes juif vous-même.
Je suis juif par mes deux parents et descendants directs de survivants de la Shoah. Par ma mère qui a été internée pendant plus d’un an au camp de Drancy, en banlieue parisienne, par mon père, qui a trouvé refuge en Suisse. D’autres membres de la famille ont été exterminés dans les camps nazis.
On ne peut pas faire en permanence cette comparaison avec la Shoah, qui n’en reste pas moins un moment historique majeure.
A ce propos, la dénonciation des massacres perpétrés par l’armée israélienne à Gaza charrie un fort antisémitisme. Quelqu’un comme Alain Soral affirme que ses prévisions se sont révélées exactes. Les antisémites, qui font un parallèle entre les juifs «peuple déicide» et «peuple exterminateur», crient victoire.
Oui, on peut faire ce constat-là. Je pense qu’il y a, non pas une résurgence de l’antisémitisme, qui a toujours été là, mais une plus grande visibilité de l’antisémitisme. Mais à mon sens, on fait une confusion sur la notion de l’antisémitisme.
Ce qui n’est pas le cas en France ni ailleurs en Europe. Il n’y a pas de numerus clausus sur les juifs, il n’y a pas de discriminations à l’embauche.
Que voulez-vous dire?
On se méprend un peu sur l’ampleur de l’antisémitisme aujourd’hui, ce qui ne veut absolument pas dire qu'il faille négliger les actes ou propos violents visant des juifs et qui sont le fait de groupuscules d’extrême gauche, d’extrême droite ou islamistes.
Il me semble que c'est ce à quoi contribuent malheureusement certaines déclarations du ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, ou de Gabriel Attal, le chef du groupe macroniste à l’Assemblée nationale, qui veut légiférer sur le voile des mineures dans l’espace public. L’Etat commence à se rendre compte de sa responsabilité dans un racisme en hausse, parfois meurtriers, contre les populations musulmanes, qui sont pour la plupart très bien intégrées en France. L'Etat doit protéger les minorités. Il protège les juifs. Il doit aussi protéger les musulmans, qui n'ont pas l'impression de l'être en ce moment.