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Attaques en Israël: Pourquoi commet-on un massacre?

Une poussette abandonnée et des vêtements sur le bord de la route près de Sderot, dans le sud d'Israël, le 11 octobre 2023.
Une poussette abandonnée et des vêtements sur le bord de la route près de Sderot, dans le sud d'Israël, le 11 octobre 2023. Image: EPA

Pourquoi commet-on un massacre? «La cruauté a une fonction performative»

Qu'est-ce qu'un massacre? L'anthropologue et psychiatre français Richard Rechtman, spécialiste des génocides, répond à cette question suite aux événements tragiques d'Israël impliquant le Hamas.
14.10.2023, 07:5414.10.2023, 10:05
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Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris, Richard Rechtman est l'auteur de nombreux ouvrages, dont «La vie ordinaire des génocidaires» (CNRS Editions, 2020). Reconnu pour ses travaux sur le génocide cambodgien, il s'est dernièrement intéressé aux massacres perpétrés par l'Etat islamique et à ceux commis par le régime birman sur les Rohingyas, une minorité musulmane. Pour watson, il réagit aux tueries de masse du Hamas du week-end dernier.

Qu’est-ce qui caractérise un massacre?
Richard Rechtmann: La définition du massacre la plus couramment utilisée en sciences sociales, c’est celle d’un crime de masse où des personnes désarmées sont assassinées à la chaîne. Ces personnes peuvent être des civils ou des militaires captifs.

«Ce qui importe dans le cadre de cette définition, c’est qu’elles soient sans défense, à la totale merci de leurs bourreaux»

Ce qui importe aussi, c’est que les personnes victimes de massacres ne sont pas assassinées pour ce qu’elles ont fait, ce qu’elles pensent ou ce qu’elles disent, mais pour ce qu’elles sont, ou plus exactement pour ce que les tueurs disent qu’elles sont. C’est-à-dire au nom de leur appartenance à un peuple ou à un groupe, dans le cas qui nous occupe, des Israéliens.

Des «juifs» en Palestine, pour reprendre, avec toutes les précautions d’usage, la rhétorique du Hamas?
Pour ma part, je pense plus prudent de ne pas reproduire cette rhétorique, afin de ne pas essentialiser le Juif ou l’Arabe. On voit bien que ces crimes tiennent moins à la religion des uns et des autres qu’au projet criminel qui sous-tend tous les massacres de masse.

«Des idéologies en tout point différentes, dans des contextes très différents, opposant des nationalités ou des religions tout aussi différentes, ont produit les mêmes types de massacres»

Analyser ces massacres nécessitent justement de ne pas accorder aux «motifs» invoqués par les tueurs l’importance qu’ils veulent nous faire entendre. Il faut condamner sans réserve ces tueries.

Selon vous et d’après les informations dont nous disposons, les actes commis par le Hamas dans le sud d’Israël constituent-ils un massacre?
Incontestablement. Toutes les caractéristiques du massacre de masse sont réunies.

«On n’a pas affaire à un combat entre armées avec dommages collatéraux de civils. Ce sont des civils sans défense qui ont été ciblés et exécutés»

C’est la définition même de ce type d’assassinat, en l’occurrence, du massacre. Un massacre accompagné de cruauté, la cruauté n’étant pas quelque chose qu’on retrouve dans tous les massacres, même si c’est très fréquent.

La cruauté dans des massacres, on la retrouve à Boutcha en Ukraine en mars 2023, à Bentalha en 1997 lors de la guerre civile algérienne. Pourquoi faire assaut de cruauté dans la commission d’un massacre? Quel message cherche-t-on à transmettre?
Il y a deux messages qui sont transmis. Dans les massacres du Hamas, l’un des messages est adressé aux populations israéliennes et aux populations palestiniennes. Ce qui caractérise ces dernières tueries de masse, c’est l’usage de la vidéo et la façon dont les vidéos sont exhibées pour provoquer la peur à la fois chez les Israéliens et les Palestiniens, qui savent très bien que le Hamas leur réserve un sort identique si jamais ils ne suivent pas la ligne qui leur est imposée. On a là une prise de pouvoir majeure sur les corps.

Quel est le deuxième message?
Le deuxième message, c’est que la cruauté à une fonction performative. On ne tue pas l’autre parce que, a priori, il est autre. C’est en le tuant ou lui faisant subir les pires sévices qu’on le transforme en quelque chose d’autre, qu’on le déshumanise. Dans les massacres de masse, ce qui compte le plus, c’est la destruction, qui passe par la martyrisation des corps. On fait au corps ce qu’il est précisément interdit de lui faire.

«Le corps est tellement sacré dans toutes les sociétés que l’ennemi s’en empare et lui fait les pires choses. Il le désacralise et le resacralise en même temps dans l’horreur qu’il lui fait subir»

Vos propos sur le message transmis à son propre camp tel un avertissement, ici aux Palestiniens, font penser à des massacres perpétrés par le Front de libération nationale algérien (FLN) sur des populations civiles algériennes durant la guerre d’indépendance.
Tout à fait. Ce qu’a fait le FLN a été fait aussi par l’OAS, l’Organisation de l’armée secrète, opposée à l’indépendance et qui entendait terroriser non seulement les Algériens mais aussi les Français de façon à ce qu’ils s’opposent à l’indépendance, lorsque celle-ci est apparue comme inéluctable. Plus près de nous, les massacres ont été la technique la plus employée par l’Etat islamique pour terroriser les musulmans décrits comme de mauvais musulmans.

«On n’a pas besoin d’être ce que l’on est pour être assassiné par des criminels de masse. C’est eux qui vous désignent comme ennemis, comme les autres méritant la mort»

Dans la même logique, l’islamisme radical a tué bien plus de musulmans que de non-musulmans.

Que faut-il comprendre ici?
Il ne s’agit pas de minimiser ce qui s’est passé le week-end dernier en Israël. Simplement, il importe de ne pas réduire l’islamisme radical à un conflit entre Arabes et Juifs.

«Il faut comprendre l'islamisme radical comme la volonté de dominer par le massacre de masse»

Les massacres commis par l’Etat islamique lors de la conquête de Mossoul en Irak sont strictement équivalents à ceux que vient de commettre en Israël le Hamas, mouvement islamiste radical.

Les massacres sont-ils différents les uns des autres?
Il y a des particularités. Je travaille en ce moment sur les massacres perpétrés par l’armée birmane sur les Rohingyas, une minorité musulmane. La chose la plus manifeste qui les distingue d’autres types de massacre, c’est que les hommes ont été assassinés, les femmes aussi en grande partie, mais que des femmes, mutilées sexuellement, ont été laissées en vie pour qu’elles puissent répandre le poison de ce qui leur avait été fait au sein de leur communauté.

«Le viol est une arme de guerre presque aussi puissante dans sa fonction dévastatrice que l’est la mise à mort»

Certains crimes de masse sont particulièrement centrés sur les violences sexuelles, comme cela s’est vu dans les années 1990 dans les guerres d’ex-Yougoslavie, ou, plus récemment, en République démocratique du Congo. Il s’agit de détruire la communauté par l’intermédiaire des femmes.

Détruire, anéantir, était le but de la Shoah.
De la Shoah, comme de tous les processus de crimes de masse. Ne ramenons pas tous ces crimes à la Shoah, non pas parce qu’il faudrait lui donner un caractère exceptionnel, mais simplement pour faire émerger les conditions historiques et sociales d’aujourd’hui, de façon à les rendre plus visibles. Evoquer la Shoah ne rend pas plus explicite ce qui s’est passé dans le Sud d’Israël ou lors du génocide rwandais de 1994.

Vous êtes un spécialiste reconnu du génocide cambodgien perpétré par les Khmers rouges et qui a fait près de 2 millions de morts entre 1975 et 1979. Qu’est-ce qui caractérisait les génocidaires cambodgiens?
Les génocidaires, autrement dit ceux qui tuaient, ont été pris dans une machinerie qui consistait à séparer la population en deux groupes: le peuple ancien et le peuple nouveau. Le peuple nouveau est celui qui avait été conquis par les Khmers rouges après la chute de Phnom Penh en 1975. Ce peuple nouveau, composé de citadins, au contraire du peuple ancien, composé de paysans, était juste bon à tuer. Dès lors qu’une population est bonne à tuer, elle est tuée. C’est précisément l’absence d’état d’âme dans la commission des massacres qui m’a fait travailler sur les tueurs.

De quelle manière?
J’ai travaillé sur le récit de ces tueurs, non pas au moment de l’acte de tuer, mais sur le récit de leurs journées, au cours desquelles la mort était présente en permanence.

«On ne peut pas dire qu’ils n’avaient pas conscience de tuer, mais ils étaient indifférents à la mort qu’ils infligeaient»

C’était pour eux un travail comme un autre. Deux conditions étaient réunies: l’indifférence et la disponibilité. Des gens étaient disponibles à tuer pour plein de raisons: soit parce que cela leur apportait du plaisir, soit parce que cela leur conférait un meilleur statut social, soit parce qu’ils ne savaient pas trop quoi faire, etc.

Et quand les gens ne sont pas disponibles?
Justement, il s’agit de comparer ces gens disponibles à tuer avec ceux qui ne le sont pas. C’est ce que j’aborde dans mon dernier livre, «La vie ordinaire des génocidaires», où j’ai voulu démontrer qu’un grand nombre de réfugiés ayant quitté l’Afghanistan, l’ont fait, non pas d’abord pour sauver leur vie, mais parce qu’ils ne voulaient pas tuer. En tant que psychiatre, j’ai suivi beaucoup de ces jeunes Afghans. Ils me disaient tous la même chose: je ne veux pas devenir un tueur.

«Leur départ était en fait un acte de courage et non pas de lâcheté comme certains le disent à tort. Ils ne voulaient pas devenir des assassins»

Ces hommes qui n’ont pas été disponibles pour tuer, ce sont ceux qu’on ne veut pas accepter aujourd’hui en Europe et qu’on considère comme étant de potentiels terroristes, alors qu’ils ont fui le terrorisme. Il était beaucoup plus facile pour eux de rejoindre les rangs d’al-Qaïda ou des Talibans que de leur résister. Ils ont sauvé leur vie et la vie de ceux qui n’ont pas été tués. Les mépriser est un drame d’une grande injustice.

Gaza après les bombes
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