La guerre d'agression russe en Ukraine fait rage depuis près de 21 mois et personne ne peut actuellement prédire de manière fiable quand et comment les combats prendront fin. Il s'agit véritablement d'une guerre d'usure avec de lourdes pertes des deux côtés. L'armée russe a bombardé une grande partie de l'Ukraine et Vladimir Poutine dénie à son voisin son droit à l'existence – un pays que de nombreux Russes considèrent pourtant comme un «peuple frère».
👉Suivez en direct la guerre contre l'Ukraine👈
Cette guerre qui a plongé l'Europe dans le chaos a commencé par une erreur d'appréciation colossale au Kremlin. Le ministre britannique de la Défense de l'époque, Ben Wallace, a été le dernier homme politique occidental à se rendre à Moscou avant l'invasion russe. «Ils vont se défendre et se battre», aurait dit Wallace à son homologue russe, selon le documentaire d'Arte Qui est Vladimir Poutine?. «Non, ils ne le feront pas», aurait rétorqué Sergueï Choïgou en faisant référence à sa parenté ukrainienne. Une erreur de jugement massive: l'Ukraine n'a pas déposé les armes.
Les Ukrainiens se sont battus et les dirigeants russes ont cherché des explications: pourquoi les gens qui vivaient encore ensemble dans l'Union soviétique devraient-ils s'entretuer? Pourquoi tant de soldats russes devraient-ils mourir pour occuper une bande de terre ukrainienne? Et pourquoi Poutine met-il l'économie russe au pied du mur pour cela?
Il aurait été impossible pour le dirigeant russe de vendre cette guerre à sa population sans une campagne de désinformation massive. Et il a vraiment besoin de convaincre son peuple que cette guerre est une nécessité pour laquelle il vaut la peine de mourir. Le Kremlin utilise pour cela des archétypes d'ennemi historique qui sont profondément enracinés dans la société russe. La Russie a d'abord prétendu combattre les nazis, puis l'Otan. Poutine avait besoin de ces croque-mitaines pour dissimuler son propre échec stratégique.
Pour commencer, la propagande russe s'est alignée à un récit que le Kremlin diffuse depuis la révolution de Maïdan en Ukraine en 2013: des nationalistes radicaux auraient pris le pouvoir en Ukraine. Dans ses discours, le chef d'Etat parlait de l'oppression du peuple ukrainien par de prétendus «fascistes». Le célèbre propagandiste de Poutine et présentateur de télévision Vladimir Soloviev écrivait lui aussi quotidiennement à cette époque sur son canal Telegram consacré à l'Ukraine:
La Russie allait donc attaquer son voisin pour sauver l'Ukraine de ces nazis. Il s'agissait bien sûr d'un mensonge, mais la propagande russe ne s'est pas laissé troubler par les preuves de l'absence de nazisme, comme les élections démocratiques en Ukraine. Au contraire.
Le président russe espérait manifestement que ce récit réveillerait dans la population l'esprit de la Grande Guerre patriotique – la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle l'armée soviétique a vaincu l'Allemagne nazie au prix de très grands sacrifices. Le souvenir de cette guerre joue encore un rôle important dans la Russie d'aujourd'hui et il voulait l'utiliser pour ses objectifs impérialistes – et pour lui-même.
Mais à l'automne 2022, les dirigeants russes ont compris que cette stratégie ne fonctionnerait pas, car l'opinion publique russe n'y croyait simplement pas. Le Kremlin a mené une étude qui a révélé que la population russe ne comprenait pas le terme «dénazification» et ne croyait pas que l'Ukraine était dominée par les nazis. Résultat: l'appareil de propagande russe a soudainement cessé de parler de dénazification.
Le maître du Kremlin avait besoin d'un ennemi plus grand et plus crédible. Un ennemi dont la force explique pourquoi l'armée russe suréquipée subit de plus en plus de revers en Ukraine. Pour cela aussi, Moscou s'est à nouveau servi d'un croque-mitaine historique: l'ennemi central est désormais l'Otan et plus particulièrement les Etats-Unis. La propagande russe a donc transformé les nazis ukrainiens en marionnettes occidentales.
Le ton s'est encore durci: il ne s'agit plus pour la Russie de sauver l'Ukraine, mais de mener une guerre par procuration avec l'Otan, dans laquelle les Ukrainiens seraient les traîtres. Le message subliminal: historiquement, Kiev a déjà souvent trahi Moscou et s'est alliée à des ennemis. Elle doit donc cesser d'exister.
Cette approche n'était pas imprudente, car elle permet à Poutine d'exploiter le sentiment répandu en Russie selon lequel l'Occident ne prendrait plus le pays au sérieux après la chute de l'Union soviétique. Il ne s'agit désormais plus de l'Ukraine, mais d'un sens de l'honneur et de patriotisme: il faut s'opposer aux puissances occidentales qui ne respectent soi-disant plus leur voisin.
Dimitri Medvedev, ancien président russe et fidèle partisan de Poutine, a par exemple comparé l'Occident à des voyous de cour d'école. «Si tu rentres en courant chez toi, tu n'es plus personne», a-t-il écrit en septembre 2022 sur Twitter (aujourd'hui X). Et d'ajouter:
Cette propagande a porté ses fruits: de nombreux Russes aiment apparemment croire que ce n'est pas la Russie qui a attaqué l'Ukraine. A leurs yeux, ce sont les Etats-Unis qui ont provoqué le conflit et impliqué les deux parties.
La propagande se sert de l'ancienne image de l'ennemi datant de la guerre froide, mais il y a toutefois une différence majeure. L'Union soviétique s'est toujours présentée comme la bonne superpuissance qui lutte pour la paix mondiale – tandis que les Etats-Unis seraient des bellicistes. Aujourd'hui, le Kremlin légitime ses actions par un «whataboutisme» – ce qui signifie, dévier les critiques en évoquant un problème différent. Le message:
Moscou diffuse le message selon lequel toute superpuissance a le droit de recourir à la violence. Après tout, les Américains ont eux aussi mené des guerres au Kosovo, en Afghanistan ou en Irak. L'interprétation de Poutine: pourquoi la Russie n'en aurait-elle pas le droit? Après tout, c'est le privilège d'une superpuissance.
Pour le dirigeant russe, c'était l'une des dernières possibilités de légitimer sa guerre. Il a revêtu le manteau de l'anti-américanisme et se met en scène comme un champion qui se bat contre l'hégémonie occidentale et pour un monde ayant de multiples pôles. Cela ne plaît pas seulement à la Russie, mais aussi à certaines parties du Sud mondial – dans des pays qui rejettent également l'hégémonie occidentale. Cela assure au moins à Poutine un certain soutien international, par exemple de la part de la Chine.
Il ne joue cette carte que tardivement, et il y a des raisons à cela. Le chef du Kremlin fait ainsi reculer les relations entre l'Occident et la Russie de plusieurs décennies – et fait ressurgir la méfiance mutuelle qui régnait lors de la guerre froide. Cela complique durablement les accords futurs avec l'Occident.
L'héritage du président russe est déjà en ruine. Car une chose est particulièrement vraie en Russie: aucune propagande, aucune histoire mensongère ne survit à un président si le nouveau gouvernement n'y voit pas d'intérêt. Un jour, l'attaque russe contre l'Ukraine sera également réévaluée en Russie. Et c'est ce jour-là que Poutine redoute.
Traduit et adapté de l'allemand par Léa Krejci