Une partie des Vénitiens n'a pas digéré que Jeff Bezos ait choisi leur ville pour célébrer son mariage avec Lauren Sánchez, la semaine prochaine. Depuis quelques jours, les actions se multiplient. Jeudi dernier, des militants ont déployé sur un clocher une banderole où figurait, barré d'une croix rouge, le nom du patron d'Amazon. Affiches, autocollants et graffitis tapissent les rues, portant le même message: il n'y a pas de place pour le milliardaire.
«No space for Bezos» est par ailleurs le nom d'un collectif créé pour l'occasion qui réunit désormais différents mouvements. Notamment «No grandi navi», qui lutte contre la venue des bateaux de croisière, le Laboratorio Occupato Morion, antifasciste et féministe, ainsi qu'Extinction Rebellion. «La mobilisation a été très spontanée et hétérogène», retrace Giulia, qui fait partie du collectif.
Selon la jeune femme, la dernière assemblée a réuni entre 250 et 300 personnes. Et le mouvement serait déjà en train de s'étendre au-delà de Venise: «Plusieurs personnes de toute l'Italie nous ont contactés pour savoir quand venir», complète-t-elle.
Si le mariage du troisième homme le plus riche du monde provoque autant de remous, c'est parce qu'il met en lumière plusieurs problématiques propres à la cité des Doges. «Le fait que cette ville devienne un objet à l'usage exclusif d'un certain segment de la société est très embêtant», commente Elena, une habitante qui préfère garder l'anonymat.
Bien que l'événement soit entouré d'une épaisse aura de mystère - la date précise et l'emplacement ne sont pas connus avec certitude -, les festivités s'annoncent grandioses. Une partie des taxis de la ville et de ses hôtels les plus luxueux auraient été réservés pour accueillir les 250 célébrités conviées, parmi lesquelles figureraient Kim Kardashian, Orlando Bloom et Oprah Winfrey.
«Je comprends que les gens veuillent se marier à Venise, c'est une ville magnifique», nuance Elena. Avant de rectifier: «Ce qui me dérange, c'est que des lieux publics puissent être utilisés et privatisés pour cela».
Surtout, les opposants voient dans cette situation un lien «évident» avec la question du surtourisme. «Le problème n'est pas le tourisme en soi, mais la manière dont les autorités l'accueillent», note Giulia. «Venise est entièrement tournée vers les touristes et est devenue une vitrine à exposer».
«La logique qui vous pousse à louer des zones entières de la ville est la même qui vous pousse à la transformer en un endroit sans écoles, sans services et sans médecins», ajoute la représentante du collectif. Et la jeune femme de résumer:
«Les habitants de Venise n'en peuvent plus», confirme Elena. «Qu'il s'agisse du mariage de Jeff Bezos, du ticket d'entrée à 10 euros, ou du fait qu'il est tout simplement impossible de traverser un pont parce qu'il y a des gens au milieu qui prennent des photos».
Bien que le patron d'Amazon ne soit pas la première star à avoir choisi Venise pour se marier, son profil n'arrange pas les choses, estime encore Elena, qui n'hésite pas à le qualifier de «personne horrible». Pour Giulia, Bezos représente le «techno-fascisme» incarné par les patrons des grandes plateformes numériques, dont le pouvoir est «presque illimité».
«Le fait qu'il soit le troisième homme le plus riche du monde est déjà un problème», dit-elle.
A cela s'ajoute une autre dimension, d'ordre politique. Contrairement à de nombreux citoyens, le maire de la ville, Luigi Brugnaro, est ravi de la venue imminente du milliardaire. Il a vanté les retombées économiques de l'événement et sévèrement condamné les actions du collectif. «Il va falloir s'excuser avec Jeff Bezos et espérer qu'il ne change pas d'avis», a-t-il affirmé dans la presse italienne.
Cet empressement cache des intérêts personnels, accusent les opposants. En effet, une partie de la cérémonie devrait avoir lieu dans le palais de la Misericordia, un luxueux immeuble dont l'administration a été attribuée, il y a 16 ans, à une société détenue... par Luigi Brugnaro. Pour compliquer les choses, l'un de ses partenaires est actuellement dans le viseur de la justice en raison de contacts avec la mafia sicilienne.
Pour Elena, la situation est claire: «Au lieu de réinvestir cet argent dans l'intérêt des citoyens, le maire a décidé de se remplir les poches, à titre privé». «Luigi Brugnaro loue un espace public pour des événements privés», fustige Giulia. «Bezos représente ce qu'il représente, mais le maire lui permet de privatiser des espaces publics et des zones entières de la ville», ajoute-t-elle.
Pour cette raison, les protestations suscitées par le mariage constituent également une réaction contre la politique des autorités, analyse Elena, qui dénonce la «gestion totalement défaillante» de la ville.
Les autorités ont promis que l'événement «respectera la fragilité et de l'unicité» de Venise. «L'objectif est d'assurer le fonctionnement normal de la ville, pour tous, sans que personne ne soit perturbé», a fait savoir la municipalité.
Pas de quoi rassurer le collectif, qui a convoqué une grande manifestation samedi prochain. «Nous essaierons de bloquer leur arrivée à la Misericordia», prédit Giulia.
Elle ajoute que la manifestation sera publique et ouverte à tous: «Tout le monde est invité à y participer. Chacun le fera de la manière qu'il jugera la plus appropriée et la plus nécessaire».