Dans le virage verglacé, notre véhicule militaire dérape et fait un tête-à-queue. Le soldat au volant n’a aucun contrôle, mais par chance, tout se termine bien, et nous éclatons de rire. Avec le recul, cette glissade paraît presque symbolique des manœuvres des autorités ukrainiennes pour empêcher toute couverture indépendante dans la région de Koursk. Nous sommes au cœur de Soudja, une ville russe sous occupation ukrainienne depuis août dernier. Près d’un bâtiment administratif, nous garons le véhicule dans l’allée d’une maison privée.
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Notre chauffeur, fusil en bandoulière, entre dans la Kommandantur, le commandement militaire, pour demander si nous pouvons filmer une distribution de nourriture destinée aux civils russes. Quelques instants plus tard, des militaires apparaissent pour nous informer qu’il nous est interdit d’accéder au site. Nous quittons donc Soudja et explorons les environs encore contrôlés par l’armée ukrainienne, sur un territoire d’environ 400 kilomètres carrés.
Mais sur le chemin du retour, alors que nous repassons par la ville, un soldat ukrainien en bord de route pointe son fusil d’assaut vers notre véhicule, pourtant clairement identifié comme militaire. Il nous ordonne de nous arrêter, fait descendre notre chauffeur et prend lui-même le volant. Nous sommes reconduits au commandement militaire.
Il semble convaincu d’avoir capturé trois espions russes, accompagnés d’un soldat ukrainien.
Dans la cour du commandement, la tension monte rapidement. Le soldat qui nous a arrêtés photographie nos visages de très près, un par un. Outre le militaire ukrainien, nous sommes trois journalistes: deux Suisses et un Ukrainien, tous en possession d’une accréditation officielle de l’armée. Mais cela ne suffit pas. Nos documents et passeports sont confisqués.
La situation devient chaotique. Une partie des soldats veut tirer sur un drone qui survole la zone, créant une confusion générale. Pendant ce temps, j’explique aux militaires qu’il est inadmissible de traiter des journalistes accrédités comme des criminels. Leur réponse est directe: nous n’avons pas le droit de nous trouver dans la région de Koursk. Nos documents sont retenus, et nous sommes remis aux gardes-frontières ukrainiens pour être expulsés.
Nous sommes ensuite conduits à un poste-frontière improvisé, constitué d’un simple bunker en béton. Nous demandons à récupérer nos papiers, mais on nous demande d’attendre l’arrivée d’un supérieur.
Soudain, un garde-frontière crie.
Nous devons nous réfugier dans le bunker. Avec mon expérience, je sais qu’il vaudrait mieux quitter cet endroit au plus vite, mais nous n’avons pas le choix. Quelques instants plus tard, un bourdonnement métallique se fait entendre: un drone approche. Les gardes ouvrent le feu avec leurs fusils d’assaut et une mitrailleuse. Le vacarme est assourdissant, mais aucune explosion ne suit.
Après des heures d’attente, un supérieur plutôt jeune finit par arriver. Une fois montés dans sa voiture, il nous annonce devoir nous dénoncer pour avoir franchi illégalement la frontière, bien qu'il préférerait nous laisser partir. Mais les ordres sont les ordres. Puis, après un court trajet, nous sommes à nouveau conduits dans un bunker, cette fois-ci souterrain.
Là, le garde-frontière et un collègue rédigent un procès-verbal de l'incident. Mon ukrainien est plutôt limité, mais je comprends rapidement que le rapport mentionne la marque et le type du véhicule que nous utilisions, mais pas le numéro d'immatriculation. Pourtant, pour tout Ukrainien, la plaque d'immatriculation noire est immédiatement reconnaissable comme étant celle de l'armée.
Je proteste, et l’immatriculation est finalement ajoutée. Je fais également remarquer au garde-frontière qu'il agit illégalement. Selon la loi ukrainienne, un traducteur officiel devrait être mis à notre disposition. En outre, je demande un avocat et un contact avec l'ambassade suisse à Kiev. Il règne maintenant une certaine perplexité dans ce bunker étouffant.
Enfin, le procès-verbal nous est présenté pour être signé. Chose que nous refusons, étant dans l'incapacité de comprendre la totalité du document.
«Sommes-nous en état d'arrestation?», ai-je fini par demander, agacé. «Non», me répond-on, «alors nous partons». Notre chauffeur nous ramène à Sumi, la capitale de la région.
Là-bas, des agents du SBU, le service de renseignement ukrainien, nous attendent. Grâce à des photos prouvant nos actions humanitaires – livraison de dizaines de tonnes d’aide et de véhicules, dont un camion de pompiers – la situation se détend. Après huit heures, nous sommes enfin libres.
Ma présence dans la région de Koursk en août dernier avait déjà conduit les services russes (FSB) à ouvrir une enquête contre moi pour franchissement illégal de la frontière. En Russie, je risque jusqu’à cinq ans de prison. En Ukraine, cette infraction est punie d’une amende ou de 15 jours de détention maximum. Pourtant, le tribunal de Sumi a rapidement annulé la procédure: aucune preuve n’a été fournie, et nos droits, notamment l’absence d’un traducteur ou d’un avocat, ont été violés. Cette décision reste toutefois en attente de confirmation.
L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, ratifiée par l’Ukraine, garantit la liberté d’expression, y compris celle de recevoir et de diffuser des informations sans ingérence des autorités.
Cependant, de plus en plus de restrictions pèsent sur les journalistes couvrant les zones de guerre en Ukraine. Des organisations internationales comme « Reporters sans frontières » dénoncent depuis longtemps une réduction inquiétante de la liberté de la presse dans le pays. Pour les autorités militaires, il semble plus simple d’écarter les reporters indépendants des zones de combat. Mais en tant que journaliste de guerre expérimenté, je continuerai à rendre compte des événements tout en respectant les règles.
La plainte des gardes-frontières finit par arriver au tribunal de district de Sumi. Comme ni un traducteur officiel ni un avocat n'étaient présents lors de la rédaction du procès-verbal, le juge en charge du dossier a considéré que nos droits avaient été «grossièrement» violés. En outre, les gardes-frontières n'ont pas pu présenter de preuves de notre délit, raison pour laquelle il a classé la procédure sans plus attendre. Cette décision n'est pas encore entrée en vigueur.
(Traduit de l'allemand par Chiara Lecca, adpaté par sia)