C'était l'opération que les Ukrainiens n'attendaient plus, et pourtant: depuis début septembre, une contre-offensive d'ampleur a permis aux hommes de Zelensky de reprendre près de 6000 km2 de territoire à l'occupant russe.
Mais cette prise de terrain a surtout eu lieu sur le front est du conflit, à proximité de Kharkiv. Les villes moyennes de Balakliya et d'Izioum, notamment, ont été récupérées. Au sud, de violents combats ont lieu autour de Kherson, toujours occupée par les Russes.
Pour tenter d'y voir plus clair, nous avons demandé son avis à Julien Grand, rédacteur en chef adjoint de la Revue militaire suisse.
L'armée ukrainienne progresse très vite à l'est de Kharkiv. Comment l'expliquer?
Julien Grand: Il y a deux hypothèses. La première, c'est que les Ukrainiens ont réussi leur offensive grâce au matériel fourni par les Occidentaux, notamment des chars polonais et que leur progression a surpris les Russes, les forçant à fuir rapidement. La deuxième hypothèse est celle du «retrait coordonné» côté russe, soit un repli stratégique.
Les différentes sources de renseignement ne permettent toutefois pas de tirer de conclusion claire. L'enjeu du débat, c'est surtout la vitesse de la progression.
L'armée russe est-elle en pleine débandade?
C'est difficile à dire car l'armée russe est l'exemple type de la «grande muette»: elle communique très peu sur son état interne. Ce qui est sûr, c'est que les troupes russes sont fatiguées, tant d'un point de vue physique que matériel. Elles n'ont pas pu se «régénérer» suffisamment depuis le début du conflit.
Une explication qui soutiendrait une potentielle débandade est la nature de l'organisation des deux différentes armées. Depuis 2014, l'armée ukrainienne a été influencée par les Etats-Unis, pour qui la formation des sous-officiers (sergents, etc.) est très importante. Cela leur permet d'être plus souples pour décider d'agir sur le terrain.
Si les soldats russes sont pris par surprise, cela peut rapidement mener à une débandade comme celle que l'on voit.
Que pensez-vous de l'hypothèse du repli stratégique russe?
La progression rapide des troupes de Kiev avec peu de résistance russe et de combats laisse la porte ouverte à cette hypothèse. Si c'est un retrait concerté, cela pourrait permettre de renforcer un front sous pression, comme celui de Kherson ou certaines autres zones du Donbass.
Une «correction du front» est possible, comme celle que l'on a vu quelques semaines après le début de la guerre, quand les Russes se sont résignés à quitter la région de Kiev, qu'ils n'ont pas réussi à prendre, pour se concentrer à l'est au sud. Car l'objectif russe reste de contrôler les oblasts de Donetsk et de Lougansk, et ces buts n'ont pas été atteints. Passer à la défensive permet aussi de pouvoir régénérer ses troupes, pour mieux défendre le terrain conquis et mettre des forces de côté pour une possible prochaine offensive.
Reprenons... percée ukrainienne ou repli russe: quelle est l'hypothèse la plus probable?
L'élément qui laisse à penser que c'est bien une victoire ukrainienne, c'est la prise d'une vingtaine de localités, dont celle d'Izioum.
Cette petite ville contient des ponts par-dessus le fleuve Donets et permet aux Ukrainiens d'ouvrir une route vers le Donbass.
Si c'est une victoire avérée de l'Ukraine, son armée va désormais mettre plus de pression pour faire passer ses troupes vers le Donbass.
Tout cela vaut pour le «front est». Quelle est la situation au sud, autour de la ville de Kherson?
Pour Moscou, la ville de Kherson est une position particulièrement importante, car si ce bastion tombe, les troupes de Kiev pourraient ensuite rapidement progresser vers la Crimée. La ville est en effet intéressante, car elle permet de franchir des ponts pour aller vers le sud. La destruction de ces ponts par les Russes peut permettre de se «cacher» derrière une barrière naturelle comme un fleuve, ce qui pourrait arriver à Kherson
Les Ukrainiens ont gagné du terrain autour de la ville, mais ne sont pas entrés dans celle-ci. Il n'y a pas encore eu de combats en zone urbaine, mais les troupes de Kiev préparent une offensive sur la ville en tentant un encerclement. Les Russes sont certainement en train de préparer des positions défensives.
Et les Ukrainiens n'ont pas le choix: s'ils veulent prendre la ville, ils devront s'engager dans du «combat de localité», du combat urbain, où ils devront progresser rue par rue, bâtiment par bâtiment:
Que peut-on attendre pour la suite de la situation?
Les régions entourant Sloviansk et Kramatorsk risquent, selon toute vraisemblance, de devenir la prochaine priorité des troupes de Kiev. L'armée ukrainienne a très bien utilisé le matériel qu'on lui a fourni. Pour l'Occident, il serait judicieux de continuer à envoyer de l'aide militaire.
Si les Ukrainiens continuent de progresser, la question qui va se poser ces prochains mois concerne la stratégie à adopter face aux Russes. Va-t-on les repousser jusqu'aux frontières de février 2022 ou aller plus loin? Jusqu'à celles de 2014? Les Etats-Unis vont-ils pousser les Russes jusque dans leurs derniers retranchements?
Le scénario catastrophe serait que si les Russes étaient repoussés hors d'Ukraine, ils décident de faire usage d'armes moins conventionnelles et d'utiliser leur arsenal nucléaire.