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Gilles Kepel: «Israël est un colosse aux pieds d’argile»

Gilles Kepel: «Israël est un colosse aux pieds d’argile»
Rencontre à Tel-Aviv entre Joe Biden et Benjamin Netanyahou. Médaillon: Gilles Kepel.image: keystone

«Israël est un colosse aux pieds d’argile»

Auteur de Prophète en son pays, le chercheur français Gilles Kepel, spécialiste de l'islamisme, analyse la donne explosive en Israël et à Gaza. Il commente les derniers attentats djihadistes en France et en Belgique. Il dénonce «l'emprise woke» dans le milieu universitaire.
18.10.2023, 19:0419.10.2023, 09:22
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Dans Prophète en son pays, le spécialiste de l'islamisme Gilles Kepel revient sur les quarante dernières années de sa vie de chercheur arpentant le Moyen-Orient, le Maghreb et les banlieues françaises, auxquelles il consacra son premier livre, Les banlieues de l'islam, paru en 1987. Il y décrivait la naissance de cet islam identitaire et politique, qui prendra, de plus en plus souvent ces dernières années, des formes violentes.

A mesure que la société française se crispait sur ces questions, Gilles Kepel fut progressivement marginalisé par cette partie de la gauche, soucieuse de ne pas stigmatiser les musulmans, quand il entendait avant tout rendre compte de leur situation. Dans Prophète en son pays (Editions de l'Observatoire), il raconte ses périples, explique son travail mené non sans courage, et astique ses détracteurs, autrefois «tiers-mondistes», aujourd'hui «islamo-gauchistes».

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Le titre de votre dernier livre, Prophète en son pays, est une manière de dire l'inverse. On ne vous aurait pas fait crédit de votre clairvoyance sur le phénomène islamiste. Entendez-vous ici vous faire justice?
Chacun peut voir la part d'ironie qu'il y a dans ce titre. Ce que j’ai essayé de faire pendant une quarantaine d’années, c’est de montrer quels étaient les liens entre ce qui se produisait au Moyen-Orient et en Afrique du Nord et ce qui se produisait dans l’immigration musulmane en Europe. Il ne s’agissait pas, pour moi, de porter des jugements de valeur, mais de décrire des situations. Sur ce, mon travail a été moqué, déconnecté des faits que je mettais en lumière. Je suis aujourd’hui chassé de mon poste de professeur à l’Ecole normale supérieure, mis d’une certaine manière en retraite anticipée, parce que je ne suis pas woke et politiquement correct. Malheureusement, ceux qui ont voulu faire l'autruche en se mettant la tête dans le sable se trouvent aujourd’hui confrontés à une situation où l'on est sur le bord de la guerre.

Vous parlez de la guerre à Gaza et des risques qu'elle se propage?
Je constate que le bombardement de l’hôpital à Gaza dans la nuit de mardi à mercredi, causant 300 morts ou plus, chacun se rejetant la responsabilité de cette frappe meurtrière, permet de faire dérailler le voyage de Biden dans la région au moment où il est dans l’avion. Il ne peut plus aller voir les dirigeants arabes comme il en avait l’intention. En ce sens, la volonté américaine de circonscrire la crise et d’éviter son extension est mise fortement à l’épreuve.

«On peut être très pessimiste sur la suite»

Ce, quels que soient les maîtres d'œuvre de l'opération de bombardement de l'hôpital, qui établit une sorte d’équivalence entre l’horreur des morts de la razzia du Hamas (réd: le mot «razzia», de l'arabe «ghazoua», renvoie à l'imaginaire des principales batailles islamiques), qui ont circulé sur tous les réseaux sociaux du monde, et les images de bébés de Gaza placés dans des sacs mortuaires. C’est évidemment l’Iran et son parrain russe derrière qui sont les principaux bénéficiaires de cette situation.

A qui peut profiter le massacre du Hamas, ce que vous appelez la razzia?
Cette attaque, très cyniquement perpétrée en termes d’effets escomptés, dépassait les capacités du Hamas. J’y vois la main et l’influence de la force Al-Qods des gardiens de la révolution iraniens, les pasdaran, dont le Hamas est devenu aujourd’hui l’instrument depuis l’effondrement du leadership sunnite islamiste à travers le monde.

«Tout cela montre, qu’après les Etats-Unis, frappés de plein fouet le 11 septembre 2001 par Al-Qaïda, Israël est aussi un colosse aux pieds d’argile»

Ce qui pose le problème de la riposte israélienne, qui était le sens du voyage de Biden, lequel allait chercher un accommodement avec les Arabes. A présent, le processus est extrêmement complexe à contrôler.

Pendant ce temps, le 13 octobre en France, un professeur de français, Dominique Bernard, était assassiné par un jeune réfugié russe originaire d’Ingouchie, qui a tourné une vidéo de revendication et d'allégeance à l'Etat islamique avant l'attaque. Il y désignait la France comme son ennemi. Comment analysez-vous cet attentat?
Je note que, lors de l’hommage au professeur assassiné par ce djihadiste de 20 ans, il y a eu des centaines d’incidents. 357 au total et il s'agit là de ceux qui ont été signalés. C'est très préoccupant. Avant de passer à l’acte, l’assassin a enregistré une vidéo devant le monument aux morts d’Arras. Une lettre aux Français, d’une certaine façon, où il dit: «J’ai vécu gratuitement parmi vous depuis que je suis en France et je suis renforcé dans mes convictions djihadistes, etc.»

«Toute la logique de l’excuse sociale, qui voudrait qu’il faut comprendre ces jeunes issus de milieux populaires qui se rattachent à leur foi parce que victimes de discriminations, est battue en brèche»

Lui-même le dit très bien: il a vécu comme réfugié de Russie, persécuté soi-disant par Vladimir Poutine, grâce au contribuable français. Il se retourne contre lui et tue un professeur parce qu’il est pénétré de l’idéologie salafiste-djihadiste, en ayant tout un réseau de contacts dans ce milieu.

Dans quel contexte idéologique faut-il situer l'attentat de Bruxelles commis trois jours plus tard?
Dans le même contexte idéologique. Le plus affligeant, c’est quand j’entends, en Belgique, le procureur dire, après l’assassinat à la kalachnikov de deux Suédois par un Tunisien se réclamant, lui aussi, de l’Etat islamique, que l'assassin était «un loup solitaire». Cela fait dix ans que cette notion a été définitivement démontée.

«Autant le parquet antiterroriste français est conscient des choses, autant on est consterné par son homologue belge»

Ensuite, il ne faut pas s’étonner, quand Salah Abdeslam, seul participant des attentats du 13 novembre 2015 en France à avoir été condamné, à la perpétuité incompressible, demande à rester en Belgique, où il a à nouveau comparu pour les attentats de Bruxelles de mars 2016. On pense là-bas qu’il pourra faire une bonne réinsertion à sa sortie de prison, dans peut-être même pas vingt ans. Tout ça pour dire qu’il y a encore un énorme travail à fournir pour prendre au sérieux le défi posé par l’islamisme et son expression violente, le djihadisme, aux démocraties.

Où, selon vous, ce travail doit-il être fourni?
Dans l’enseignement supérieur, notamment. En Europe, l’enseignement supérieur est gangréné par le wokisme et le décolonialisme. Il peut y avoir la guerre et des massacres, des professeurs peuvent prendre des coups de couteau, rien n’y fait.

«Ce qui est effrayant, c’est que cette idéologie, qui détruit la connaissance, est aujourd’hui aux postes de commande»

Moi, ça m’est égal d’être chassé de l’université, je prendrai ma retraite et je vis d’autre chose, mais on ne peut pas ne pas se poser des questions sur la façon dont nos sociétés, dont une partie de notre presse et de notre intelligentsia, sont capables de penser les défis auxquels nous sommes confrontés.

Quel est le défi posé par l’attentat d’Arras?
Dans cette affaire, il y a une interpénétration entre tous les niveaux. Il y a ceux qui passent à l’acte et il y a ceux qui sont en train de construire un communautarisme électoral. Tout cela montre que l’Education nationale, en France, n’a pas pris la mesure de ce type de chose.

«Quand on voit le nombre d’élèves qui ont insulté les professeurs ou qui ont menacé de faire la même chose que ce que le terroriste a fait à Dominique Bernard, c’est un gros problème»

Cela se situe qui plus est dans un contexte international explosif, après la razzia du Hamas dans le sud d’Israël. Depuis, il y a eu le bombardement de l’hôpital à Gaza.

Parmi les conséquences de cette crise, il y en a une, franco-française et politique: l’effondrement de la Nupes, l’alliance des partis de gauche emmenée jusque-là par La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon. Qu’est-ce que cela veut dire?
Cela veut dire que la mélenchonisation de la gauche a vécu. Même le journal Le Monde a pris congé de Jean-Luc Mélenchon dans un éditorial sans appel. Maintenant, peut-être que le bombardement de Gaza va encore changer les choses. On voit bien que nous sommes dans une situation à hauts risques, avec une interpénétration des enjeux.

Les lois déjà votées, ou qui vont l’être, en Suède et au Danemark pour réprimer les outrages à la religion suite à la profanation de Coran dans ces pays, témoignent-elles de notre peur face au djihadisme, peur que l’attentat de Bruxelles, qui semblait viser spécifiquement des Suédois, ne manquera pas de renforcer?
Les Suédois et les Danois sont pris entre le marteau et l'enclume. Ils ont, du fait de leur déficit démographique monstre, accueilli sans aucun contrôle des populations immigrées au cours des cinquante dernières années. Dans une vision protestante des choses, ils ont considéré qu’il ne fallait absolument pas qu’il y ait de processus d’assimilation. Ce qui s’est traduit dans ces sociétés par une sorte de cluster de communautés juxtaposées qui se détestent. Les Danois aujourd'hui prennent des précautions. Ils limitent leur immigration et interviennent beaucoup plus dans le processus d’intégration.

«En Suède, ils sont pris au piège de leur multiculturalisme et ne savent plus comment gérer un certain nombre de communautés, où des entrepreneurs de la colère sont devenus les maîtres du jeu»
Gaza après les bombes
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