Le Brésil s'est réveillé avec la gueule de bois, ce lundi matin. Une semaine après l'élection du président de gauche Lula, de nombreux supporters bolosonaristes ont forcé, dimanche, les entrées de plusieurs bâtiments gouvernementaux, comme le Congrès, la Cour suprême et le Palais présidentiel du pays.
L'objectif? Saccager les lieux et se prendre en selfie et surtout, défier le nouveau gouvernement travailliste en affichant fièrement les couleurs nationales verte et jaune. Lula a répondu en traitant les manifestants de «vandales fascistes» et en promettant de les punir. Plus de 300 personnes ont été interpellées et pour l'heure, aucun décès ou même blessé grave n’est à déplorer.
Quasiment deux ans, jour pour jour, après l'assaut américain du Capitole par des partisans trumpistes, difficile de ne pas tirer de parallèle entre les deux évènements. Ceux-ci sont-ils destinés à se multiplier en Occident? Nous avons fait le point avec Oscar Mazzoleni, politologue spécialiste des populismes à l'Université de Lausanne.
Les événements qui ont eu lieu dimanche au Brésil rappellent fortement ceux du Capitole, aux Etats-Unis, il y a deux ans. Où commence et où s'arrête ce parallèle?
Oscar Mazzoleni: Jair Bolsonaro a, à plusieurs reprises, identifié l'expérience du trumpisme comme un modèle à suivre. Ses supporters ont utilisé le même slogan de l'élection volée, comme après l'élection de Biden, en novembre 2020. Il y a toutefois une différence majeure entre ceux du 6 janvier 2021 et ceux de dimanche: le Capitole était alors occupé par les députés de la Chambre des représentants qui devaient formellement voter l'intronisation de Joe Biden, ce que les manifestants voulaient empêcher. L'impact institutionnel est différent. A Brasília, il n'y a pas eu d'opposition directe à la passation de pouvoir de Lula. Aussi, Trump était à Washington au moment des faits, Bolsonaro était à l'étranger, en Floride.
Comment décrire au mieux ce qui s'est passé au Brésil, selon vous: insurrection, soulèvement populaire, révolte, coup d'Etat?
Je ne suis pas convaincu que la situation peut être résumée avec un simple terme. On peut, toutefois, mettre en doute qu'il s'agisse d'un coup d'Etat, car contrairement au Capitole, aucun parlementaire ne s'est retrouvé coincé dans le bâtiment.
S'ils avaient voulu faire un coup d'Etat, ils l'auraient fait quand du personnel politique était présent. Et sans l'armée qui se rallie à eux, cela me paraît peu cohérent, d'autant que l'Amérique latine a une histoire important de putschs... Les contours de ce mouvement insurrectionnel et de ce qui s'est passé sont encore peu clairs.
Contrairement à Trump, Bolsonaro avait pourtant reconnu, même à demi-mot, avoir perdu...
Ces deux mouvements insurrectionnels semblent différer dans le lien qu'ils entretiennent avec leur leader. Trump avait chaudement entretenu plusieurs semaines l'idée selon laquelle l'élection lui avait été volée. Bolsonaro a été plus dans la retenue, mais ses partisans ont maintenu cette idée au-delà de ses propres déclarations.
On l'a vu récemment avec l'affaire Kevin McCarthy. Trump n'est peut-être plus le leader adapté pour le futur du trumpisme, et c'est pareil au Brésil avec le bolsonarisme.
Et les points communs?
Ce qui s'est passé dimanche a pris ses racines depuis plusieurs années. Il y a des liens familiaux et des contacts personnels entre la famille Bolsonaro et le mouvement trumpiste. Il a surtout un lien entre les supporters de Bolsonaro et la mouvance nationale-populiste américaine, promue par le mouvement «Maga» interne au Parti républicain et par des idéologues comme Steve Bannon. Cette mouvance fédère désormais, dans beaucoup de pays, bien au-delà des Etats-Unis et du Brésil, des mouvements, des partis et des leaders qui se basent sur un nationalisme affiché, un conservatisme religieux, qui s’attaquent au «wokisme» et au libéralisme culturel.
Comment interpréter le rôle de l'armée et de la police brésiliennes, dont certains membres ont semblé montrer une certaine sympathie pour les manifestants?
Il n'y a pas les mêmes traditions démocratiques dans ces deux pays quant au rôle de l'armée. Aux Etats-Unis, l’armée n’a jamais remis en question sa loyauté à l’ordre institutionnel et au gouvernement en place.
Au Brésil, les expériences historiques et la fragilité des institutions démocratiques — n’oublions pas que le pays a été régi par une dictature entre 1964 et 1985 — ont contribué à pérenniser une forme de pouvoir pour les forces armées. Et ça, c'est une différence essentielle.
Lula a promis de sévir durement contre les manifestations. Joe Biden s'était montré plus clément. Selon vous, pourquoi ?
Joe Biden avait une assise de légitimité institutionnelle bien plus grande que Lula, qui est beaucoup plus fragile. Les résultats des élections ont été beaucoup plus serrés et le Brésil est beaucoup plus en difficulté que les Etats-Unis.
Les Etats-Unis avec 340 millions d'habitants (3e population mondiale) et le Brésil avec 215 millions (7e), sont deux des trois plus grandes démocraties du monde (avec l'Inde, 2e). Le signe n'est pas positif. Qu'arrive-t-il aux démocraties libérales occidentales?
Ces évènements montrent que la distinction entre système démocratique et autoritaire peut devenir moins claire face aux défis contemporains. Les démocraties peuvent s'affaiblir vite et mettre en danger la légitimité du fonctionnement du Parlement et du gouvernement, mais aussi du pouvoir judiciaire.
Ce qui s’est passé aux Etats-Unis et au Brésil montre que la distinction entre les démocraties occidentales ou avancées et les démocraties plus récentes, de pays en voie de développement, est peu claire et à repenser.
Qu'est-ce qui a changé et a permis cette nouvelle donne?
La consolidation de cultures politiques autoritaires et de communautés politiques qui fonctionnent en vase clos. On pourrait utiliser le terme de communautés militantes exclusives.
Si la victoire de l’adversaire (mieux, de l’ennemi) n'est pas perçue comme légitime parce que manipulée, c’est l’idée même de l’élection comme moyen légitime de conquérir le pouvoir qui est remise en question.
Quelque chose n'a-t-il pas été entendu au sein du peuple? Les élites politiques américaines ou brésiliennes ont-elles un mea culpa à faire?
Bolsonaro n'a pas perdu à 10%, mais à 49%, il n'est pas à la tête d'un mouvement minoritaire. Les tendances autoritaires qui secouent les démocraties contemporaires ne sont pas simplement l’oeuvre de quelques leaders et de leurs entourages. Ils sont très ancrés dans leurs sociétés respectives et représentent des intérêts et des identités politiques très forts. Il y a de nombreuses crispations sociales contemporaines, des inégalités économiques et sociales.
Des pays européens pourraient-ils être sujets à ce genre d'évènements? La Hongrie d'Orban? L'Espagne, l'Italie ou le Royaume-Uni?
Cela dépend beaucoup des dynamiques internes de chaque pays et de la capacité à sauvegarder une culture démocratique ouverte. Dans certains pays, avec une discrimination des minorités politiques et d'opinion, avec un contrôle du pouvoir qui touche aussi le pouvoir judiciaire et médiatique, le risque de dérives n’est pas exclu.