31 décembre 2024, début de soirée, Louisiane. Dans la petite ville de Slidell, à une trentaine de minutes de La Nouvelle-Orléans, Matthew Tenedorio, un technicien de 25 ans, achève le repas du Nouvel An avec sa famille. Autour de la paella sont rassemblés ses parents, Cathy et Louis, son frère Jeremy, 28 ans, son épouse et leur fille tout juste née – sa petite nièce adorée. La soirée est douce et bruyante, ponctuée par les feux d'artifice tirés dans le jardin et les vœux de bonne année braillés dans la bonne humeur.
Passionné de skateboard, Matthew est un technicien passionné. Il fait partie de l'équipe de production chargée de créer les packages vidéo pour les équipes de football des New Orleans Saints et de basket-ball des Pelicans. Son «job de rêve». Ce soir-là, le jeune homme affable et sociable entend retrouver quelques amis pour aller passer minuit dans le quartier français de Nouvelle-Orléans. Un projet qui inquiète ses parents. Mais Matthew y tient mordicus. Tout le monde y sera. Au moment de partir, il serre sa mère dans ses bras et l'embrasse pour la rassurer.
Pendant ce temps, à La Nouvelle-Orléans, Martin «Tiger» Bech, 28 ans, achève de dîner avec sa mère, Michelle. Lui aussi a des ambitions pour cette soirée de réveillon. L'ancien joueur de football à l'université de Princeton, devenu trader junior en obligations chez Seaport Global à New York, prévoit justement de sortir avec son meilleur ami de l'université, Ryan Quigley.
De passage par la Louisiane pour chasser et pêcher pendant les vacances, les deux compères ont décidé de prolonger leur séjour de quelques heures pour fêter Nouvel An sur place. Leur vol de retour à New York est d'ores et déjà agendé à 11 heures le lendemain matin – ce qui ne les empêchera pas de veiller jusqu'au petit matin.
C'est avec le même sentiment d'excitation que Nicole Perez, 27 ans, attend cette soirée. Il faut dire que cette jeune maman d'un garçon de 4 ans, Melvin, «Melo», n'a pas eu beaucoup d'occasions de faire la fête, ces derniers mois. Tout récemment promue au poste de directrice d'une épicerie fine à Metairie, près de La Nouvelle-Orléans, ce qui lui a permis d'emménager dans un tout nouvel appartement, elle a bossé avec hardeur et gravi les échelons. Un par un.
Quitte à emmener son petit Melvin avec elle au magasin, quand il n'est pas à l'école. Entre ses heures de travail, elle lui lit des histoires dans un local de rangement, lui apprend les mathématiques et l'alphabet, sous le regard bienveillant de sa patronne et amie, Kimberly Usher-Fall. Alors oui. Après des années difficiles, 2025 marque un tournant dans la vie de Nicole et de son fils. La jeune femme compte bien accueillir ce nouveau départ comme il se doit, avec des amis, là où tout se passe: Bourbon Street, l'artère la plus animée de La Nouvelle-Orléans.
Ce n'est pas le cas de Reggie Hunter, 37 ans, un directeur d'entrepôt installé à Baton Rouge. Lui, il a accepté à contrecœur d'accompagner son cousin, Kevin, après le travail. Sur un «coup de tête». Même si ses proches décrivent volontiers ce père de deux enfants, drôle et volontiers taquin, comme un «fêtard dans l'âme», Reggie n'a pas vraiment la tête à ça, cette année.
Le jour de Noël, déjà, autour des plats typiques des fêtes de Baton Rouge, dinde, jambon et gombo, et entouré de sa grande famille (ils sont six frères et sœurs), Reggie leur a paru un peu triste. Non, plutôt nostalgique. Interrogés par ses cousins, inquiets, il assure que ses proches disparus lui manquent. A commencer par sa mère, Youlanda, assassinée sur son lieu de travail lors d’un cambriolage en 2016.
Quand minuit sonne, dans le quartier français, Reggie Hunter prend tout de même la peine d'envoyer un SMS «Bonne Année!» sur le groupe WhatsApp familial. Finalement, ce passionné de mode, toujours bien apprêté, s'est laissé prendre au jeu. La rue de Bourbon Street forme une tapisserie cosmopolite, joyeuse, vibrante et animée.
3 heures et 15 minutes plus tard, tout ne sera que chaos.
Lorsqu'un homme, identifié par le FBI comme Shamsud Din Jabbar, un vétéran de l'armée du Texas âgé de 42 ans, lance son van à travers la célèbre artère de vie nocturne. Reggie Hunter et son cousin, Kevin Ball, se trouvent directement sur sa route. Percuté, le père de deux enfants mourra sur place. Son cousin, également gravement touché, survit jusqu'à l'arrivée des secours. Répétant à qui veut l'entendre que: «Vous allez tous voir comment va Reggie, parce que Reggie est gravement blessé.»
Tout comme Nicole Perez, transportée dans un hôpital universitaire de la région.
Matthew Tenedorio et ses amis, eux, sont en train de marcher sur Bourbon Street lorsqu'ils «voient un corps tomber au devant d'eux». Des hurlements retentissent. Désorientés, incapables de déterminer d'où vient ce corps inerte, ils se dirigent «en direction du bruit». C'est là qu'ils aperçient un véhicule Ford F-150 Lightning blanc fonçant dans la foule. Puis son chauffeur descendre, armé, tirant sur les passants. Avant d'être finalement abattu par la police.
Au milieu de la panique, la bande de Matthew est dispersée. Le jeune homme disparaît. Poussés par la police à l'intérieur des bars qui bordent la rue, ses amis supposent alors qu'il a trouvé refuge dans un autre établissement. «Tout s’est passé très vite», se souvient sa cousine, Christina Colgan Bounds, le lendemain, au Guardian.
Aux petites heures du jour, Matthew Tenedorio reste injoignable. Pendant que sa mère, Cathy, contacte l'un après l'autre les hôpitaux de la région de La Nouvelle-Orléans, son père, Louis, tente de reconstituer ses derniers instants en contactant ses amis. Au téléphone, ils lui décrivent les scènes de chaos et le carnage qui a conduit le groupe à se séparer.
C'est alors que, enfin, Cathy parvient à joindre l'hôpital. Celui qui «sert de morgue». C'est là que se trouve son fils. Matthew Tenedorio est mort. Pas écrasé par la camionnette, comme la plupart des victimes, mais par une balle du chauffeur.
Le 1ᵉʳ janvier, un sentiment de panique similaire a envahi Michelle Bech, la mère de «Tiger», incapable de joindre son fils. Lorsqu'ils parviennent enfin à le localiser dans un hôpital, le trader de 28 ans est répertorié comme «John Doe», «inconnu». Sa tête est enflée. L'hémorragie interne trop importante. Tout ce que sa mère pourra faire est de lui répéter à quel point elle est fière de lui, avant que Tiger ne rende les armes. Son meilleur ami, Ryan Quigley, lui, a survécu.
Quant à Nicole Perez, c'est également à l'hôpital que la jeune mère de famille de 27 ans succombera à ses blessures, le 1ᵉʳ janvier. Sa responsable et amie, Kimberly Usher-Fall partagera la nouvelle de son décès sur une page de collecte de fonds, GoFundMe. Une manière de rassembler l'argent nécessaire pour «ses frais d'enterrement et aider son fils à faire face aux dépenses dont il aura besoin pour s'adapter à un nouveau mode de vie», explique-t-elle.
Au moins quinze destins fauchés. De Nikyra Cheyenne Dedeaux, aspirante infirmière de 18 ans, à Hubert Gauthreaux, étudiant de 21 ans, Kareem Badawi, universitaire de 18 ans, Billy DiMaio, chargé de compte de 25 ans, Drew Dauphin, laborantin de 26 ans, Edward Pettifer, un Britannique de 31 ans, ou encore Terrence Kennedy, un grand fan de sport, «tranquille et gentil», de 63 ans. Autant de victimes dont les autorités attendent d'avoir contacté les proches pour publier les noms.
Pendant que familles, amis, écoles et lieux de travail se sont déjà relayés pour partager souvenirs et détails sur ces existences perdues dans le quartier français. Disparues en venant célébrer la vie.