14 novembre 2019, dans la matinée. Un salon cossu de l'aile sud du palais de Buckingham. Moquette épaisse, moulures dorées, mobilier pompeux. L'équipe de tournage de la BBC s'affaire dans une ambiance consciencieuse. Puis, le silence.
Assise au fond de la pièce, la productrice Sam McAlister observe. Sous ses yeux se joue l'interview royale la plus explosive de la décennie. Là, à quelques mètres, dans la lumière crue des spots, le prince Andrew. Installé dans un fauteuil Louis XV à peine trop petit pour lui, il tapote nerveusement du pied. Face à lui, une table d'appoint, deux verres d'eau et une animatrice vedette de la BBC. Bien protégée par sa veste militaire, la présentatrice Emily Maitlis cache son trac à la perfection. Prononcées sur un ton poli mais jamais piquant, ses questions sont cliniques, incisives, sans la moindre déférence.
En coulisses, Sam McAlister peine à contenir sa nervosité. Pour réprimer son anxiété et son envie de rouler des yeux, elle passe la majeure partie du temps à fixer la moquette. Sa gorge, serrée, émet des bruits rauques. «Comme des rots», décriera-t-elle plus tard.
Pour en arriver là, il a fallu des mois. Des heures et des heures de négociations musclées et de réunions interminables. Mais surtout, la ténacité de Sam McAlister, la «booker» de l'émission d'actualité phare de la BBC Newsnight. Son travail consiste à convaincre, harceler des RP, passer des appels, envoyer des emails, voire préparer du café, pendant que des journalistes célèbres prennent en charge la partie glamour et exposée du travail, devant la caméra. Sur son tableau de chasse? Des profils aussi différents que le sonneur d'alerte Julian Assange, l'auteure de Cinquante Nuances de Grey, EL James, ou l'actrice porno Stormy Daniels, en procès avec Donald Trump.
Le prince Andrew, ça fait depuis 2018 qu'elle l'a dans le viseur. Plus précisément, depuis un e-mail d'une société de relations publiques lui proposant une interview du prince Andrew sur son travail caritatif. Ça, c'est niet. Ce qui l'intéresse, c'est un entretien plus large et sans détours sur la relation du second fils de la reine d'Angleterre avec le milliardaire Jeffrey Epstein, condamné pour trafic sexuel. L'équipe d'Andrew refuse. Jusqu'à ce que, quelques mois plus tard, Jeffrey Epstein soit retrouvé mort dans sa cellule de prison de New York. Et le prince Andrew au coeur du cyclone médiatique.
En octobre 2019, Sam McAlister persiste et signe. Accablé par la presse internationale et soucieux de laver son nom, le prince Andrew songe qu'une interview télévisée pourrait être le moyen de changer sa vie. Qu'importe si la plupart de ses conseillers, proches amis et membres de la famille lui serinent que c'est une très mauvaise idée. Après avoir consulté «maman», le duc d'York donne son accord. L'équipe de journalistes de la BBC se présente trois jours plus tard aux grilles du palais de Buckingham.
Ces mois d'âpres discussions, de préparatifs et l'interview qui a suivi, l'ancienne productrice de la BBC l'a raconté dans un livre, Scoops. Un ouvrage fraîchement adapté à l'écran par Philippe Martin pour Netflix.
Au bout de cinquante minutes d'interview épuisantes, lorsque les caméras s'arrêtent, le duc est ravi. Il en est persuadé, tout s'est bien passé. Son cauchemar est sur le point de se terminer et ce tête-à-tête télévisé «tirera un trait» sur les accusations portées contre lui. «Très joyeux», il propose une visite du palais de Buckingham et une «soirée cinéma» à son intervieweuse Emily Maitlis, ainsi qu'à son équipe. De son côté, la journaliste a parfaitement compris ce qui vient de se passer.
Elle ne croyait pas si bien dire. L'animatrice est encore loin de se douter de la déflagration que la BBC s'apprête à provoquer, moins de deux jours plus tard, lors de la diffusion, un samedi soir aux heures de grande audience. Pour l'occasion, Sam McAlister s'est lovée sur le canapé avec son petit ami, Tom, avocat. Et ce qu'ils voient, avec le recul, leur fait tomber les mâchoires.
C'est un désastre de relations publiques. Un «avion s’écrasant sur un pétrolier». Un «tsunami». Une «explosion nucléaire», décrira la presse. Une crise d'une ampleur telle que le palais n'en avait pas connu depuis la mort de Diana. Si bien que, quatre jours après la diffusion, le prince Andrew est contraint d'annoncer la suspension de ses fonctions publiques. 50 minutes d'entretien auront suffi à faire tomber un prince.
Habité par la conviction que le monde entier le comprendra, c'est avec calme et sérieux que le duc a répondu aux questions parmi les plus embarrassantes jamais posées à un membre de la famille royale. Une scène étrange. Surréaliste. Follement dérangeante. «Non», il ne regrette pas son amitié avec le pédophile Jeffrey Epstein. «Non», il ne peut pas transpirer à cause de son expérience militaire aux Malouines. «Non», il n'a pas pu avoir de relations sexuelles avec une mineure de 17 ans, Virginia Giuffre, en 2001, parce qu'il se trouvait au même moment chez Pizza Express pour un dîner d'enfants.
Ancienne avocate pénale, Sam McAlister connait très bien les ramifications juridiques des réponses du duc d'York. «Le rêve d'un procureur», décrira-t-elle au Los Angeles Times.
Et cela n'a pas manqué: l'entretien désastreux incite Virginia Giuffre, une femme qu'Andrew affirme n'avoir «jamais rencontrée» à entamer des poursuites judiciaires. L'affaire sera réglée en 2022, à l’amiable et à coups de millions de dollars.
Tout le défi de Netflix est désormais de rendre la scène de télévision la plus étrange de mémoire royale aussi fascinante que l'originale. Car, pour une fois, la réalité n'a rien à envier à la fiction.
Réponse le 5 avril, sur Netflix.
(«Scoop», réalisé par Philip Martin, avec Gillian Anderson, Keeley Hawes, Billie Piper et Rufus Sewell, disponible dès le 5 avril.)