Malgré toute la compassion pour le sort du pape, malgré toute la tristesse qu'ils éprouvent à sa mort, les Romains restent de nature sobre: «Se muore il Papa si fa un nuovo – quand le pape meurt, on en fait un autre», dit une expression courante sur le Tibre. La ville éternelle, qui a déjà vu passer plus de 260 papes, est assez peu sentimentale à ce sujet.
Avec la mort du pape s’ouvre la «Sedisvacance», la période pendant laquelle le siège pontifical est vacant. Neuf jours de deuil sont observés selon un rite codifié. Le conclave, qui se réunit dans la chapelle Sixtine pour élire un nouveau pape, doit débuter au plus tôt quinze jours et au plus tard vingt jours après le décès. Seuls les cardinaux âgés de moins de 80 ans à la date de la mort sont électeurs: ils sont actuellement 136.
Ce nombre dépasse donc bien la limite maximale de 120 électeurs que le pape Paul VI avait jadis fixée. L'élection se déroule généralement en plusieurs tours et peut durer des jours, voire des semaines. Lorsqu'un nouveau pape est trouvé et qu'il a accepté son élection, la fameuse fumée blanche s'élève de la cheminée au-dessus de la chapelle Sixtine.
Pour l'instant, seul le Saint-Esprit sait qui pourrait succéder à François. La tradition catholique affirme que celui-ci accompagne et soutient les cardinaux lors de l'élection du nouveau pontife. François, né Jorge Maria Bergoglio, a lui-même posé les jalons pour l'élection de son successeur: il a nommé 109 des 137 cardinaux qui éliront son successeur.
Vingt-trois doivent leur pourpre à Benoît XVI, et cinq ont même été nommés par Jean-Paul II, mort en 2005. Toutefois, malgré cette majorité écrasante de « cardinaux de Bergoglio », la continuité n’est pas garantie.
Cela est dû en premier lieu au fait que les cardinaux électeurs nommés par François proviennent de plus de 50 pays différents. Beaucoup se connaissent à peine, ce qui rend la formation d'alliances plus difficiles. Le «pape de l'autre bout du monde», comme s'était surnommé l'Argentin après son élection en 2013, a renforcé l'influence de la «périphérie» et du Sud global dans l'Eglise catholique mondiale lors de ses nominations de cardinaux, au détriment surtout des Européens.
Mais il existe une grande variété d'opinions parmi les cardinaux de la «périphérie» lorsqu'on évoque certaines questions, telles que l'ordination des femmes, le célibat, ou l'attitude envers les couples homosexuels. De nombreux «bergogliens» se distinguent certes par leur engagement en faveur des personnes socialement défavorisées, de la paix, de l'environnement et des migrants. Mais sur les questions dogmatiques, les cardinaux d'Afrique et d'Asie ont justement tendance à être nettement plus conservateurs que ceux de l'«Occident».
Les experts du Vatican et les spécialistes du «toto-papa» – nom donné en Italie aux spéculations sur la succession du pape – sont assez unanimes pour dire que l'issue du conclave à venir est plus imprévisible que jamais. Il est clair qu'après un pape polonais, un pape allemand, et un pape argentin, les cardinaux italiens souhaitent qu'un des leurs devienne successeur de Saint-Pierre – après tout, si l'on regarde les siècles passés, l'écrasante majorité des papes provenaient d'Italie.
Les Italiens constituent toujours un bloc significatif avec 17 électeurs. Deux Suisses sont également électeurs: Kurt Koch et Emil Paul Tscherrig. Parmi les Italiens, le cardinal secrétaire d’Etat Pietro Parolin, chef de la diplomatie vaticane et bras droit du pape, est considéré comme un favori sérieux.
Le président de la conférence épiscopale italienne, Matteo Zuppi, et le patriarche latin de Jérusalem, Pierbattista Pizzaballa, ont également des chances d'accéder au Saint-Siège. Tous deux sont considérés comme des «bergogliens» convaincus et pourraient devenir les principaux candidats des «progressistes» au conclave.
Le problème est que les cardinaux italiens, et tout particulièrement les cardinaux de la Curie romaine, ne jouissent pas d'une très bonne réputation auprès de nombreux cardinaux, car ils sont considérés – à tort ou à raison – comme des «intrigants». Outre les Italiens, il existe toutefois d'autres cardinaux européens qui ont des chances de succéder à François. Après tout, bien que leur poids relatif dans le conclave ait diminué sous François, les Européens représentent encore 46,5% du corps électoral, avec 54 cardinaux électeurs.
Le cardinal luxembourgeois Jean-Claude Hollerich et le maltais Mario Grech font partie du cercle élargi des papabili européens. Tous deux ont occupé des postes clés dans l'organisation du synode mondial et se sont profilés comme médiateurs et auditeurs. Ces deux hommes sont considérés comme des cardinaux plutôt libéraux et ouverts sur le monde, qui ont eu un très bon contact avec François.
Parmi les espoirs de la fraction conservatrice, on compte le Hongrois Peter Erdö (archevêque de Budapest), le Néerlandais Willem Eijk (archevêque d'Utrecht), le Français Jean-Marc Aveline (archevêque de Marseille, né en Algérie). Les trois cardinaux allemands Reinhard Marx, Gerhard Ludwig Müller et Rainer Maria Woelki ont peu de chances d'être élus lors de ce conclave, ne serait-ce que parce que l'Allemagne avait un pape, il n'y a pas si longtemps.
Mais on peut se demander si le prochain pape sera un Européen. De nombreux connaisseurs du Vatican pensent que le temps est peut-être venu pour le premier pape asiatique ou africain. Sous François, la part des cardinaux africains dans le conclave est passée de 9% à 16%; et les cardinaux asiatiques est passé de 9% à 22%. Parmi les Africains, l'archevêque de Kinshasa, Fridolin Ambongo Besungu, et l'ancien préfet de la Congrégation pour le culte divin, l'archiconservateur guinéen Robert Sarah, comptent parmi les favoris.
Sarah, ancien proche de Benoît, est un adversaire déclaré de François, refuse toute ouverture et serait un candidat idéal pour tous les cardinaux qui veulent faire oublier au plus vite le pontificat de François. Du côté de l'Asie, le papabile le plus souvent cité est depuis des années Luis Antonio Tagle, ancien archevêque de Manille et ancien préfet de la Congrégation pour l'évangélisation des peuples. Tagle est loin d'être aussi conservateur que Sarah.
Mais bien sûr, les cardinaux américains attendent eux aussi depuis longtemps que l'un des leurs accède au Saint-Siège. Après tout, l'Eglise catholique d'Amérique du Nord est le principal soutien financier du Vatican. Et avec l'ancien archevêque de Washington, Wilton Daniel Gregory, les Etats-Unis pourraient envoyer dans la course un candidat qui, comme Sarah ou Besungu, pourrait également entrer dans l'histoire bimillénaire de l'Eglise catholique comme le premier pape noir. Il est le premier cardinal américain d'origine afro-américaine.
A 77 ans, Gregory est peut-être déjà trop âgé pour avoir une véritable chance. Les autres cardinaux américains ne peuvent pas non plus se faire trop d'illusions. Les partisans de Trump parmi eux, en particulier leur porte-parole réactionnaire Raymond Leo Burke, ressentiront après l'élection de leur idole à la présidence des Etats-Unis l'inquiétude des autres cardinaux face à une «trumpisation» de l'Eglise catholique. Burke avait, avec les deux cardinaux allemands Joachim Meisner et Walter Brandmüller ainsi que l'italien Carlo Caffara, plus ou moins ouvertement accusé François d'hérésie.
Au vu de la composition du conclave, il est toutefois peu probable que l'on assiste à une grande restauration conservatrice. Mais un changement de cap plus ou moins marqué n'est pas à exclure. On en saura peut-être plus dans quelques jours, lorsque plus d'électeurs du pape du monde entier seront arrivés à Rome et commenceront à discuter des candidats potentiels dans le cadre de ce que l'on appelle les «congrégations générales».
Ces réunions servent officiellement à préparer le conclave; dans les faits, elles assurent aussi la direction transitoire de l’Eglise pendant la «Sedisvacance». En principe, les discussions qui s’y tiennent sont aussi confidentielles que celles du conclave.
Reste à savoir si des informations sur d'éventuels successeurs vont tout de même fuiter. Jusqu'à présent du moins, la course à la succession du pape François semble totalement ouverte, il n'y a pas de favoris. Ce n'est pas tragique, car les Romains ont également un mot d'ordre pour les prétendus favoris:
Traduit et adapté de l'allemand par Léa Krejci