Les trains, Mikhail s'y intéresse depuis toujours. Sa passion remonte à l'enfance. Le jour où ses parents lui ont fait cadeau d’un chemin de fer miniature. Depuis, il cultive son amour avec un appareil photo et des week-ends de vadrouille.
En 2011, l’étudiant en deuxième année à la fac de Moscou décide de lancer «La vie ferroviaire», un blog entièrement consacré à ses photographies. Il ne possède alors même pas d'ordinateur. Juste un irrépressible besoin de battre la campagne russe, de longer les rails, et de capturer les jolis convois qui sillonnent son territoire.
Le «trainspotter» l'ignore encore, mais son site internet lui vaudra bientôt les menaces du Kremlin. Car Mikhail n'est pas obsédé par n'importe quel train. Sa cible, c'est celui de Poutine.
En Russie, l'existence du «train blindé spécial» de Poutine n'est plus un secret. Le moyen de déplacement chouchou du maître du Kremlin fait l'objet des spéculations et enquêtes journalistiques depuis des années - en particulier depuis la pandémie et l'invasion de l'Ukraine, alors que le recours de ses services aux rails a drastiquement augmenté.
Pour l'ex-espion du KGB, réputé pour sa paranoïa, le train a l'avantage incontestable d'être discret et plus difficile à traquer qu’un jet privé. Sans compter que Poutine dispose de ses propres lignes et stations secrètes, selon des révélations du média russe Proekt le mois dernier.
En 2005 déjà, l'édition russe de Forbes décrit un véritable «hôtel sur roues» que seuls le président et son premier ministre sont autorisés à emprunter.
Si le train est pourvu de nombreux compartiments ordinaires, il dispose aussi d'une poignée de voitures secrètes, dont une chambre à coucher, un bureau et une voiture réservée aux «communications spéciales». A l'intérieur: bois d'acajou, moquette, canapés moelleux, Wi-Fi et serrures magnétiques.
Vu de l'extérieur, rien de très impressionnant. Le train spécial du chef de l'Etat est quasiment impossible à distinguer des autres modèles en circulation sur les lignes russes.
Mais le train spécial ne serait pas spécial s'il ne bénéficiait pas de quelques discrètes différences: non seulement l'appareil profite de son propre horaire ajusté, afin de pouvoir circuler à vitesse maximale et sans s'arrêter, mais il est aussi d’un blindage à toute épreuve. Enfin, selon le média Proekt, les observateurs les plus avertis pourront reconnaître un dôme sur le toit de l'un des wagons, destiné à abriter des équipements de communication spéciaux.
C'est peut-être pour sa banalité hors-du-commun que le photographe Mikhail Korotkov s'est pris de passion pour le train de Vladimir Poutine. En 2018, le blogueur - désormais analyste financier et prof de physique à ses heures perdues - est le premier à mettre en ligne une photographie du blindé spécial du président.
Dès lors, aucune cible n'intéresse davantage le photographe que le «train fantôme», aux fenêtres obstruées, dépourvu de numéro ou de signe distinctif, à la trajectoire toujours identique.
En Russie, les trainspotters forment une communauté aussi restreinte que soudée. Chaque fois que le mystérieux convoi quitte Moscou, Mikhail reçoit un coup de fil. Armé de son appareil photo, le blogueur passionné se précipite alors sur les rails.
Au fil de ses années de traque exaltante, Mikhail Korotkov immortalise le train fantômes à plusieurs reprises. Seuls quelques cliché atterrissent sur son blog, entre deux billets d'humeur sur son quotidien de trentenaire moscovite ordinaire. Discrétion oblige.
Pourtant, son obsession du défi, sa quête effrénée d'images rares et la joie enfantine qu'il tire de son blog font oublier à Mikhail Korotkov les conséquences de ses publications. Il ne se doute pas encore que les clichés sont tombés dans l'oeil des services spéciaux chargés de la protection du président.
Ce sont d'étranges messages sous ses vidéos YouTube, en mai 2021, qui mettent la puce à l'oreille de Mikhail Korotkov. Le contenu est glaçant. Dans les commentaires, des retranscriptions, mot pour mot, de ses conversations téléphoniques. L’une avec son meilleur ami Vladimir, au sujet d'un projet de voyage de randonnée. Une autre, avec ses parents.
L'avertissement est limpide.
Mikhail en est persuadé: il se trouve désormais dans le viseur du Service fédéral de sécurité, le FSB. «J'ai pensé à ma sécurité personnelle et à partir de ce moment, j'ai réalisé que tout ce que j'avais publié sur Internet pouvait être utilisé contre moi», explique-t-il en 2023 au Washington Post. Il craint que ses postes de repérage de train ne soient utilisés pour l'emprisonner, sous prétexte de sabotage ou de terrorisme.
Son anxiété augmente. Son malaise politique aussi. En 2014, l'annexion de la Crimée l'a pris aux tripes. Il a déjà songé à imiter ses camarades, en émigrant à l'étranger.
La nuit de l'invasion de l'Ukraine, le 24 février, Mikhail Korotkov échappe de justesse à l'incendie de son appartement.
Quelques semaines plus tard, déchiré, il se résout à fermer son blog.
La mobilisation militaire de septembre achève de convaincre l'enseignant de faire son sac. A l'intérieur, il glisse toute sa vie: ordinateur portable, passeport, documents, téléphone portable. Par une journée «terriblement pluvieuse», qu'il décrit dans une publication, le trainspotter prend la route. Pas en train, mais en voiture.
Dans la nuit du 27 septembre, après trois jours de périple, Mikhail atteint la frontière du Kazakhstan. Entre temps, deux convocations pour le service militaire sont arrivées chez lui.
Après avoir parcouru l'Inde, le déserteur vit désormais près d'une plage, au Sri Lanka. Il gagne sa vie en donnant des cours d'informatique en ligne, pour le compte d’une entreprise russe.
En octobre, six mois après la fermeture de son blog, Mikhail a décidé de le relancer. Au-delà trains, qu'il aime toujours, le blogueur s'est diversifié. Dans son objectif défilent avions, animaux, bus, bribes de vies humaines.
Son passe-temps ne lui fait pas oublier sa patrie. «Alors que le conflit entre la Russie et l'Ukraine continue, ma vie est en suspens», lâche-t-il au téléphone de la correspondante du Washington Post. Pendant ce temps, il veut parcourir le monde. Juste pourvu de l'essentiel: «L'électricité pour mon ordinateur portable et le WiFi pour mon travail».