Quatre personnes portent un homme par les mains et les pieds dans une gare. Le malheureux se débat de toutes ses forces. Il ne cesse de crier «Au secours!», «Ne faites pas ça!» et «Police!». Mais personne ne vient à son secours. Il finira dans le coffre d'une Mercedes noire qui démarre. On retrouvera plus tard les quatre hommes dans la voiture, mais sans leur prisonnier.
La scène se déroule en plein centre de Moscou. Les chaînes Telegram Baza et Ostorozhno, Novosti ont diffusé des vidéos de ce qui ressemble manifestement à un enlèvement. La république autonome de Tchétchénie livre toutefois un récit bien différent. Pour le ministre local de la politique nationale, des relations extérieures et de l'information, Akhmed Dudaev, il s'agissait d'une arrestation.
L'homme enlevé est Areg Shchepikhin, indique le média russe en exil Meduza. Ses articles - dans lesquels il s'en prenait à la Tchétchénie et à l'islam, religion dominante dans le pays - avaient fait parler de lui.
C'est un schéma qui s'est récemment répété. Des critiques du gouvernement tchétchène ou des homosexuels ont été enlevés à travers toute la Russie. On a souvent affirmé par la suite qu'ils avaient été amenés en Tchétchénie en tant que témoins. Le Kremlin ne fait pas grand-chose contre ces pratiques brutales. Cela en dit long sur la nouvelle dynamique entre Vladimir Poutine et le dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov, autrefois surnommé le «limier de Poutine».
Alors que Kadyrov et son père combattaient encore la Russie dans les années 1990 lors de la première guerre de Tchétchénie, le dirigeant russe l'a ensuite rallié à sa cause. Depuis 2007, Kadyrov contrôle la région autonome et affiche tant qu'il peut son soutien au maître du Kremlin. Il réprime en outre les sentiments séparatistes et les dissensions politiques sur place. En contrepartie, il règne d'une main de fer dans son pays - et Moscou lui fiche la paix. Ilya Yashin, un politicien russe d'opposition, résume ainsi la situation:
Mais Ramzan Kadyrov dépasse de plus en plus ses propres frontières. On lui attribue plusieurs enlèvements au cours des derniers mois. Au début de l'année, des ravisseurs ont par exemple pénétré au domicile de Zarema Musayeva dans le centre de la Russie. Ils l'ont emmenée à 1770 kilomètres de là, en Tchétchénie. Officiellement, elle devait témoigner dans une affaire de fraude.
Il s'agirait en fait plutôt d'une action ciblée contre ses deux fils, des critiques éminents du gouvernement tchétchène installés à l'étranger. Abubakar Yangulbayev, l'un des fils, affirme au New York Times:
Autre affaire: selon la chaîne américaine ABC, deux homosexuels tchétchènes qui avaient fui pour se réfugier à Nijni Novgorod ont été capturés dans leur appartement. Impossible de les localiser dans un premier temps. Selon des informations tchétchènes, on les aurait également amenés en Tchétchénie, uniquement en tant que «témoins».
Par le passé, la Tchétchénie a brutalement réprimé les homosexuels. Plusieurs cas de torture ont été signalés. Les autorités ont rejeté ces accusations et ont déclaré à maintes reprises aux médias que l'homosexualité n'existait pas sur le territoire, et que cela ne pouvait pas concerner de Tchétchènes.
Le gouvernement russe assiste en général - impuissant - à ces opérations. Vladimir Poutine se trouve dans une situation délicate. Le réveil de son ancien «limier» lui pose problème sur son propre territoire. Mais même temps, il dépend encore de l'influence de Kadyrov.
Tous deux se sont rencontrés peu après l'enlèvement de Zarema Moussayeva. Le porte-parole du Kremlin, Dimitri Peskov avait alors déclaré que des «sujets liés au travail des forces de l'ordre» avaient été abordés, sans aucune autre explication ni condamnation.
Les agissements du chef d'État tchétchène ont depuis fait la une des médias russes indépendants et en exil. Une pétition demandant la destitution de Kadyrov a recueilli 200 000 signatures. Les récents évènements prouvent que «la géographie de ces enlèvements s'élargit», a déclaré Olga Sadovskaya du Comité russe contre la torture au New York Times. Tanya Lokshina de Human Rights Watch souligne, elle, que: «Kadyrov montre ainsi au Kremlin qu'il contrôle la situation».
Certains observateurs interprètent le silence du Kremlin sur ce sujet comme un signe de vulnérabilité:
Les experts pensent donc que Poutine continuera à fermer les yeux tant que personne de son entourage ne sera directement touché.
Ibragim Yangulbayev, le beau-frère de Zarema Musayeva, s'engage pour l'indépendance de la Tchétchénie. Dans le New York Times, il décrit Kadyrov comme un «pur produit du Kremlin» et ne voit dans sa démarche que sa volonté de servir les intérêts du Kremlin:
Ce qui expliquerait donc pourquoi ses sbires «enlèvent des gens qui disent ce qu'ils pensent».
Traduit et adapté par Valentine Zenker