Ben Hodges est l'une des personnes les plus sollicitées au Symposium de Saint-Gall. Au moment d'évoquer la sécurité de l'Europe ou l'administration Trump, il est rarement à court d'observations pointues.
L'ancien haut gradé vit à Francfort avec sa femme, mais il se rend régulièrement dans son pays natal, dans le sud des Etats-Unis. La dernière fois, c'était il y a deux semaines. «Ma femme s'inquiétait que je puisse être arrêté à la douane parce que je me penche parfois trop loin par la fenêtre», dit-il avant l'entretien, à moitié sérieux et à moitié sur le ton de la plaisanterie.
Ben Hodges, quand la guerre en Ukraine prendra-t-elle fin?
Ben Hodges: Le général en chef de l'Otan en Europe, Christopher Cavoli, a pris la parole il y a trois semaines devant le Congrès américain. Il a dit que l'Ukraine gagnait cette guerre sur le champ de bataille. Le conflit dure depuis onze ans, depuis l'annexion de la Crimée. Et pourtant:
Poutine continuera tant qu'il pensera pouvoir encore gagner.
Comment faire?
Les Ukrainiens deviennent de plus en plus forts, ils résolvent leurs problèmes les uns après les autres. Leur industrie de défense fait de grands progrès, en matière de drones notamment.
Quels sont les moyens dont il dispose? Les Etats-Unis veulent en effet plutôt réduire l'aide militaire.
Il n'y a pas que les armes. Il faudrait toucher l'industrie russe du gaz et du pétrole, avec laquelle Poutine finance ce conflit. Par exemple, en imposant des sanctions à tous les pays qui continuent d'importer des matières premières russes. Moscou est très vulnérable dans ce domaine. Si Poutine ne pouvait plus exporter de pétrole et de gaz vers la Chine ou l'Inde, son sort serait réglé.
J'apprécie votre optimisme, mais vous prétendiez il y a deux ans déjà que l'Ukraine était sur le point de l'emporter.
Je m'étais trompé. Je supposais que Biden et l'Europe se rendraient compte qu'en soutenant Kiev davantage encore, ils pourraient l'aider à gagner et garantir ainsi leur propre sécurité pour des décennies.
Au début, on avait également peur d'une attaque nucléaire. L'Allemagne aurait également dû, à mon avis, en faire plus.
Beaucoup disent qu'avec le chancelier Merz, les choses vont changer. Qu'en pensez-vous?
Je suis presque sûr que cela va s'améliorer. Il a déjà dit qu'il voulait livrer des armes Taurus. Je suis très optimiste quant au fait que ce chancelier-là, avec d'autres pays européens, puisse apporter quelque chose de positif. J'espère simplement que son échec au premier tour de l'élection ne le freinera pas à cet égard.
L'accord sur les matières premières entre Kiev et Washington vous rend-il également optimiste?
Je ne vois pas d'inconvénient pour l'Ukraine dans cet accord. Les Ukrainiens semblent d'ailleurs largement satisfaits. Dans une version antérieure, les revenus des matières premières auraient dû servir à compenser des livraisons d'armes passées des Etats-Unis. Je suis très heureux que ce passage ait été supprimé.
Vous avez régulièrement évoqué le risque pour les pays baltes d'une invasion russe. N'est-ce pas un peu alarmiste?
Non, je considère qu'une attaque contre la Lituanie ou l'Estonie est un scénario réaliste. Il s'agirait avant tout pour Poutine de tester la réaction de l'Otan et de voir si le cas de défense s'applique vraiment. Cela me semble possible, même si la Russie est stoppée en Ukraine et que d'autres victimes sont à déplorer.
Comment l'Otan réagirait-elle, selon vous, en cas d'invasion d'un Etat balte?
Même si le président américain dit et fait actuellement des choses qui nous mettent le doute, je suis sûr que les Etats-Unis ou d'autres pays de l'alliance interviendraient. Une inaction entamerait fortement leur crédibilité.
Le monde devient de moins en moins sûr. Que conseillez-vous à un petit pays comme la Suisse?
C'est bien sûr à la Suisse de répondre à cette question. Ce qui compte, c'est qu'elle soit prête à toutes les éventualités. Je pense par exemple à une attaque aérienne rapide sur un objectif stratégique, ce qui constituerait une menace sérieuse pour le pays.
Mais la Suisse est entourée par des pays membres de l'Otan. Comment cela serait-il possible?
Auriez-vous pensé que la Russie envahirait l'Ukraine? Tellement de gens ne pensaient pas que c'était possible. C'est justement là que se cache le danger. De tels scénarios, à première vue irréalistes, se produisent pourtant régulièrement.
Un petit pays comme la Suisse peut-il encore se défendre tout seul?
Pour un Etat de cette taille-là, il est évidemment essentiel d'avoir des partenaires fiables, qui fournissent par exemple du renseignement, qui identifient les menaces potentielles. Tout seul, ça devient très difficile.
Elle n'est pas une île, mais une partie intégrante de l'Europe. D'ailleurs, au cours des 75 ans d'histoire de cette communauté militaire, aucun Etat membre n'a jamais été attaqué, à l'exception des Etats-Unis le 11 septembre 2001. Et à l'époque, tous les autres Etats membres sont venus à notre secours. Cela montre à quel point il est important, même pour les Etats-Unis, d'avoir des alliés.
En Suisse, certains critiques demandent de reconsidérer l'achat d'avions de combat américains à cause du gouvernement de Washington. En tant que critique de Trump, comprenez-vous cela?
La question est légitime, bien sûr, d'autant plus que les avions coûtent très cher. Mais lorsqu'un pays cherche à savoir comment se défendre au mieux, il est certainement intelligent de miser sur le meilleur matériel disponible, et ce sont les F-35.
Vous avez toujours beaucoup critiqué Trump. Est-ce qu'il a aussi amené du positif?
Oui, sa politique a permis à l'Europe de revenir à la réalité, de comprendre que le continent doit prendre davantage en mains sa propre sécurité. Trump a en outre reconnu qu'une grande partie de la société américaine se sentait délaissée, notamment dans la ceinture industrielle, où on a supprimé de nombreux emplois. Et il faut aussi voir les choses en face:
Le président du Monténégro, Jakov Milatovic, a déclaré ici, au Symposium de Saint-Gall, que les Européens devaient avoir davantage confiance en eux, que l'Europe était à bien des égards le meilleur endroit sur la planète. En tant qu'américain vivant en Europe, êtes-vous d'accord?
Ma femme et moi avons décidé de rester en Allemagne lorsque j'ai quitté l'armée. Mais je suis heureux de pouvoir vivre des deux côtés de l'océan. J'aime beaucoup de choses en Europe. Toutes les libertés dont on parle aux Etats-Unis, l'Europe les offre. Et j'aime aussi le style de vie sain, la conscience écologique, la bonne nourriture. Mais l'Amérique reste le continent des grandes possibilités.
C'est pourquoi j'aime retourner dans le sud des Etats-Unis, où j'ai grandi.
Vous avez dirigé les forces terrestres de l'Otan en Europe et avez servi un an en Afghanistan et deux ans en Irak pour l'armée américaine. Comment ces expériences vous ont-elles marqué?
Chaque guerre au cours de laquelle nos propres soldats ou des civils sont tués ou blessés laisse des traces profondes sur les individus. Mais en Afghanistan et en Irak, j'ai compris ce que Carl von Clausewitz (stratège militaire prussien en 1832) voulait dire lorsqu'il affirmait que la première tâche des généraux et des hommes politiques est d'avoir d'abord un but de guerre clair, puis une stratégie pour atteindre ce but.
(Adaptation française: Valentine Zenker)