Kaja Kallas, la première ministre estonienne est dans le viseur de Vladimir Poutine. La politicienne de centre-droit, âgée de 46 ans, est visée avec deux de ses ministres par un mandat d'arrêt russe. Qu'est-il passé par la tête de Poutine pour s'en prendre à un de ses voisins directs? Le mandat d'arrêt, une «procédure pénale», a été décrété pour «destruction et dégradation de monuments en hommage aux soldats soviétiques».
Ce qui sonne comme une sorte de «c'est celui qui le dit qui l'est» pour le maître du Kremlin, visé par un mandat de la Cour pénale internationale pour déportation d'enfants ukrainiens, est pourtant très sérieux. Car le torchon brûle entre l'Estonie et la Russie depuis près de trente ans.
Les pays baltes n'ont pas perdu de temps après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, en février 2022. L'été de la même année, plusieurs monuments datant de l'époque soviétique sont démantelés. En août, le retrait de l'un d'eux a particulièrement fait parler de lui, à Narva. Cette ville frontalière est située à quelques dizaines de kilomètres à peine de Saint-Pétersbourg.
Un char T-34 datant de la Seconde guerre mondiale et présent sur l'édifice a été emmené et transmis au Musée estonien de la guerre. Mais il ne trônera plus en place publique. Une plaque commémorative en l'honneur des Estoniens tombés au combat durant la guerre doit être construite. Mais sans faucille, ni marteau, ni étoile rouge.
Pour Poutine, cet acte politique parfaitement clair aux portes de la Mère Russie avait tout de la provocation imprudente. D'autant plus que le féru d'histoire a sa propre vision de l'Europe de l'Est — on l'a encore vu dans sa longue tirade face à Tucker Carlson. Le fait que le pays voisin décide qu'il peut lui aussi décider de sacrifier la trace d'un tiers dans son récit national d'un claquement de doigts a tendance à mettre furieusement en pétard les huiles de Moscou.
Car en Estonie tout particulièrement, les tensions sont vives. Le pays est le premier à redouter une possible invasion russe. La crainte est d'autant plus forte que l'Estonie compte une large minorité russophone: 24% de la population. Tallinn craint que Poutine n'utilise l'argument du sauvetage des minorités russes, comme en Ukraine, pour justifier de lancer ses chars et ses pétards dans les plates plaines estoniennes.
Depuis le début de la guerre, la première ministre Kaja Kallas n'a pas manqué de rappeler les crimes de la Russie communiste en Estonie, à grand renfort de déclarations publiques relatant les déportations au goulag par les Soviétiques — dont sa propre famille, sous Staline.
Elle compare le massacre de Boutcha aux crimes commis «par les Soviétiques et les nazis». Vous remarquerez l'ordre. De petits détails qui ne seront pas passés inaperçus à Moscou. Jusqu'à ce tweet on ne peut plus clair:
My government has decided to remove Soviet monuments from public spaces across #Estonia. As symbols of repressions and Soviet occupation they have become a source of increasing social tensions – at these times, we must keep the risk to public order at a minimum.
— Kaja Kallas (@kajakallas) August 16, 2022
La justification du maintien de «l'ordre public», un classique régalien, ne dupera personne. Il s'agit bien de faire de l'ordre dans l'histoire récente du pays. Quelques mois après Narva, l'Estonie décide de continuer son grand ménage. En novembre 2022, le gouvernement de Kallas décide de faire tabula rasa de tous les «symboles de l'occupation soviétique». Comprendre: supprimer les faucilles, les marteaux et les étoiles rouges ne suffit plus. Tous les monuments construits durant la mainmise de Moscou sur l'Estonie doivent disparaître.
While Soviet Union collapsed, its expansionist ideology never did. Ukraine is not the victim of a one-time miscalculation by a madman. We are witnessing a long-planned campaign by Kremlin to exert control over neighbouring countries by brute force, no matter the human cost. 3/8
— Kaja Kallas (@kajakallas) September 4, 2022
Il faut dire que les pays baltes n'ont pas entamé leur «désoviétisation» hier. A la chute de l'URSS en 1991, l'Estonie décide d'accorder la nationalité estonienne aux personnes qui ont fui le pays lors de son annexion par la Russie soviétique, en 1940, ainsi qu'à leurs descendants.
Le pays compte aussi nombre d'Estoniens russophones. Il s'agit en bonne partie de descendants de Russes envoyés dans le pays par Staline après la Seconde Guerre mondiale. Le but? «Russifier» le pays. Mais dans les années 1990, c'est la douche froide: le nouveau gouvernement leur impose de passer des tests de langue et de culture estonienne. Près de la moitié d'entre eux échouent — ou s'y refusent —, soit 125 000 personnes. Elles deviennent d'un coup apatrides. En 2015, l'Estonie comptait encore 85 000 russophones apatrides, près de 7% de la population résidente.
Dans les années 2000, ça continue. Des inspecteurs de langue estonienne font des visites surprises dans les institutions du pays. Ceux qui n'ont pas le niveau reçoivent une amende ou sont carrément licenciés. En 2006, environ 890 professeurs sont ainsi «recalés». A l'époque, même Amnesty International tire la sonnette d'alarme pour discrimination.
En 2004, l'Estonie entre dans l'Union européenne et l'Otan. En 2007, une émeute éclate lors du déplacement d'un monument soviétique hors du centre-ville de la capitale, Tallinn, vers ses faubourgs. Les tensions avec les Estoniens russophones montent d'un cran et illustrent une ostracisation de plus en plus visible. Les Estoniens «de souche» les considèrent désormais ouvertement comme «des occupants».
La presse nationale est très majoritairement en estonien. Résultat: les russophones s'informent via les médias russes, ce qui augmente encore les clivages.
Dans les années 2000, Poutine est trop occupé à remettre de l'ordre en Russie, qui sort d'une décennie de violences mafieuses et subit de très violents attentats tchétchènes. Et en 2022: le maître du Kremlin avait d'autres batailles à mener, comme celles de Marioupol (gagnée) ou de Kherson (perdue).
Mais il a depuis repris du poil de la bête face à ses voisins baltes: en janvier 2023, l'ambassadeur estonien en Russie est expulsé. En janvier de cette année, Kaja Kallas indique que l'enseignement en russe va disparaître en Estonie. Et ça continue. Il y a deux semaines, Moscou crie toute sa colère après le transfert des restes de 38 soldats soviétiques s'étant battus en Estonie hors du cimetière qui accueille les morts aux combats durant la Seconde Guerre mondiale, à Tallinn.
L'Estonie persiste et signe. Elle annonce que les inscriptions portant les références soviétiques aux morts au combat du musée de la guerre de Tallinn seront supprimées et remplacées par «victimes de la Seconde Guerre mondiale», pour «ne pas glorifier l'occupation soviétique de l'Estonie». Un «sacrilège» (littéralement) pour le gouvernement russe. En jouant avec les symboles pour mieux s'émanciper de Moscou, Tallinn risque-t-elle de créer sa propre histoire parallèle et d'oublier l'importance des soldats de l'armée rouge? Dans tous les cas, pour Poutine, qui a fait du récit du Sauveur soviétique face aux nazis sa locomotive narrative, c'est une gifle.
La Lettonie a décidé elle aussi de faire son grand ménage. Peu après le début de l'invasion de l'Ukraine, un mémorial soviétique a été descendu par des pelleteuses. Et pas n'importe lequel: une tour de près de 80 mètres. En novembre 2022, le pays termine de retirer toutes les plaques et statues soviétiques. Moscou convoque l'ambassadeur letton, sans que cela ne change rien.
Plus à l'ouest, la Pologne a entrepris une désoviétisation lourde depuis le début du conflit ukrainien. Mais elle est plus éloignée de la Russie; ce sont bien les pays baltes qui sont en première ligne.
En Ukraine même, la faucille et le marteau étaient encore présents au début de la guerre sur le bouclier de la «Mère Ukraine», une gigantesque statue de l'ère soviétique construite à Kiev à la fin de Seconde guerre mondiale. Subtile, l'Ukraine n'a pas décidé de dézinguer toute la structure, mais de remplacer les emblèmes communistes par le trident ukrainien. Le symbole est complet.
La semaine dernière, Moscou a accusé l'Estonie de vouloir «saboter» la présidentielle russe de mars prochain, le pays ayant refusé d’assurer la sécurité des bureaux de vote au sein des ambassades russes sur son sol. Un appel du pied de plus envers sa population russophone?
L'Estonie n'a pas peur de montrer qu'elle ne veut plus des traces de la Russie sur son territoire. En isolant sa minorité russophone et en agissant contre l'imaginaire soviétique — qui permettent à Poutine de rendre le pays «nazi» dans ses discours —, Tallinn se met en danger.
Poutine est-il «juste» en pétard ou bien ricane-t-il avec satisfaction de ces actes qui lui permettraient de justifier une invasion auprès de son peuple? Dans le même temps, s'il s'attaque à l'Estonie, il s'attaque à l'Otan, un risque qu'il ne peut pas prendre. Ce dont Kaja Kallas est bien au courant.
Erratum: contrairement à ce qui était indiqué dans une version précédente de cet article, la destruction du mémorial soviétique de 80 mètres a bien eu lieu en Lettonie, et non en Estonie.