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Comment l'Estonie se débarrasse de son héritage soviétique

Kaja Kallas veut résister à Vladimir Poutine.
Vladimir Poutine a ciblé la première ministre estonienne, Kaja Kallas. (en arrière-plan: Tallinn)Keystone / shutterstock (montage watson)

L'Estonie dégage son héritage soviétique et ça ne plaît pas à Poutine

Ces derniers temps, la colère de Poutine s'est dirigée vers l'Estonie. Le pays balte a décidé de se débarrasser purement et simplement de son héritage soviétique, n'hésitant pas à ostraciser la partie russophone du pays. Une sacrée épine dans le pied pour celui qui apprécie réécrire l'histoire à sa façon.
18.02.2024, 15:5820.03.2024, 20:57
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Kaja Kallas, la première ministre estonienne est dans le viseur de Vladimir Poutine. La politicienne de centre-droit, âgée de 46 ans, est visée avec deux de ses ministres par un mandat d'arrêt russe. Qu'est-il passé par la tête de Poutine pour s'en prendre à un de ses voisins directs? Le mandat d'arrêt, une «procédure pénale», a été décrété pour «destruction et dégradation de monuments en hommage aux soldats soviétiques».

Ce qui sonne comme une sorte de «c'est celui qui le dit qui l'est» pour le maître du Kremlin, visé par un mandat de la Cour pénale internationale pour déportation d'enfants ukrainiens, est pourtant très sérieux. Car le torchon brûle entre l'Estonie et la Russie depuis près de trente ans.

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Carte locale Estonie-Russie
Image: datawrapper

Un monument soviétique démantelé face à la Russie

Les pays baltes n'ont pas perdu de temps après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, en février 2022. L'été de la même année, plusieurs monuments datant de l'époque soviétique sont démantelés. En août, le retrait de l'un d'eux a particulièrement fait parler de lui, à Narva. Cette ville frontalière est située à quelques dizaines de kilomètres à peine de Saint-Pétersbourg.

Un char T-34 datant de la Seconde guerre mondiale et présent sur l'édifice a été emmené et transmis au Musée estonien de la guerre. Mais il ne trônera plus en place publique. Une plaque commémorative en l'honneur des Estoniens tombés au combat durant la guerre doit être construite. Mais sans faucille, ni marteau, ni étoile rouge.

Pour Poutine, cet acte politique parfaitement clair aux portes de la Mère Russie avait tout de la provocation imprudente. D'autant plus que le féru d'histoire a sa propre vision de l'Europe de l'Est — on l'a encore vu dans sa longue tirade face à Tucker Carlson. Le fait que le pays voisin décide qu'il peut lui aussi décider de sacrifier la trace d'un tiers dans son récit national d'un claquement de doigts a tendance à mettre furieusement en pétard les huiles de Moscou.

Les crimes des soviets et des nazis

Car en Estonie tout particulièrement, les tensions sont vives. Le pays est le premier à redouter une possible invasion russe. La crainte est d'autant plus forte que l'Estonie compte une large minorité russophone: 24% de la population. Tallinn craint que Poutine n'utilise l'argument du sauvetage des minorités russes, comme en Ukraine, pour justifier de lancer ses chars et ses pétards dans les plates plaines estoniennes.

Depuis le début de la guerre, la première ministre Kaja Kallas n'a pas manqué de rappeler les crimes de la Russie communiste en Estonie, à grand renfort de déclarations publiques relatant les déportations au goulag par les Soviétiques — dont sa propre famille, sous Staline.

Estonian Prime Minister Kaja Kallas leads the first meeting of the new government at the Stenbock House in Tallinn, Estonia, Wednesday, April. 20, 2023. (AP Photo/Pavel Golovkin)
Kaja Kallas.Keystone

Elle compare le massacre de Boutcha aux crimes commis «par les Soviétiques et les nazis». Vous remarquerez l'ordre. De petits détails qui ne seront pas passés inaperçus à Moscou. Jusqu'à ce tweet on ne peut plus clair:

La justification du maintien de «l'ordre public», un classique régalien, ne dupera personne. Il s'agit bien de faire de l'ordre dans l'histoire récente du pays. Quelques mois après Narva, l'Estonie décide de continuer son grand ménage. En novembre 2022, le gouvernement de Kallas décide de faire tabula rasa de tous les «symboles de l'occupation soviétique». Comprendre: supprimer les faucilles, les marteaux et les étoiles rouges ne suffit plus. Tous les monuments construits durant la mainmise de Moscou sur l'Estonie doivent disparaître.

Les Estoniens russophones sous pression

Il faut dire que les pays baltes n'ont pas entamé leur «désoviétisation» hier. A la chute de l'URSS en 1991, l'Estonie décide d'accorder la nationalité estonienne aux personnes qui ont fui le pays lors de son annexion par la Russie soviétique, en 1940, ainsi qu'à leurs descendants.

Le pays compte aussi nombre d'Estoniens russophones. Il s'agit en bonne partie de descendants de Russes envoyés dans le pays par Staline après la Seconde Guerre mondiale. Le but? «Russifier» le pays. Mais dans les années 1990, c'est la douche froide: le nouveau gouvernement leur impose de passer des tests de langue et de culture estonienne. Près de la moitié d'entre eux échouent — ou s'y refusent —, soit 125 000 personnes. Elles deviennent d'un coup apatrides. En 2015, l'Estonie comptait encore 85 000 russophones apatrides, près de 7% de la population résidente.

Une ostracisation visible

Dans les années 2000, ça continue. Des inspecteurs de langue estonienne font des visites surprises dans les institutions du pays. Ceux qui n'ont pas le niveau reçoivent une amende ou sont carrément licenciés. En 2006, environ 890 professeurs sont ainsi «recalés». A l'époque, même Amnesty International tire la sonnette d'alarme pour discrimination.

En 2004, l'Estonie entre dans l'Union européenne et l'Otan. En 2007, une émeute éclate lors du déplacement d'un monument soviétique hors du centre-ville de la capitale, Tallinn, vers ses faubourgs. Les tensions avec les Estoniens russophones montent d'un cran et illustrent une ostracisation de plus en plus visible. Les Estoniens «de souche» les considèrent désormais ouvertement comme «des occupants».

«Quand on proteste, on nous répond qu'on n'a qu'à faire nos valises et rentrer en Russie»
Maia Meos, Estonienne russophone, en 2007libération

La presse nationale est très majoritairement en estonien. Résultat: les russophones s'informent via les médias russes, ce qui augmente encore les clivages.

«Les russophones voient le monde par les yeux de la Russie»
Igor Kalakauskas, Estonienlibération

Tallinn persiste et signe

Dans les années 2000, Poutine est trop occupé à remettre de l'ordre en Russie, qui sort d'une décennie de violences mafieuses et subit de très violents attentats tchétchènes. Et en 2022: le maître du Kremlin avait d'autres batailles à mener, comme celles de Marioupol (gagnée) ou de Kherson (perdue).

Mais il a depuis repris du poil de la bête face à ses voisins baltes: en janvier 2023, l'ambassadeur estonien en Russie est expulsé. En janvier de cette année, Kaja Kallas indique que l'enseignement en russe va disparaître en Estonie. Et ça continue. Il y a deux semaines, Moscou crie toute sa colère après le transfert des restes de 38 soldats soviétiques s'étant battus en Estonie hors du cimetière qui accueille les morts aux combats durant la Seconde Guerre mondiale, à Tallinn.

«Il s'agit de crimes contre la mémoire de ceux qui ont libéré le monde du nazisme et du fascisme»
Maria Zakharova, porte-parole du ministère des Affaires étrangères russe

L'Estonie persiste et signe. Elle annonce que les inscriptions portant les références soviétiques aux morts au combat du musée de la guerre de Tallinn seront supprimées et remplacées par «victimes de la Seconde Guerre mondiale», pour «ne pas glorifier l'occupation soviétique de l'Estonie». Un «sacrilège» (littéralement) pour le gouvernement russe. En jouant avec les symboles pour mieux s'émanciper de Moscou, Tallinn risque-t-elle de créer sa propre histoire parallèle et d'oublier l'importance des soldats de l'armée rouge? Dans tous les cas, pour Poutine, qui a fait du récit du Sauveur soviétique face aux nazis sa locomotive narrative, c'est une gifle.

«Il s'agit d'une falsification de l’Histoire»
Dmitri Pesko, porte-parole du kremlin

Et dans les autres pays?

La Lettonie a décidé elle aussi de faire son grand ménage. Peu après le début de l'invasion de l'Ukraine, un mémorial soviétique a été descendu par des pelleteuses. Et pas n'importe lequel: une tour de près de 80 mètres. En novembre 2022, le pays termine de retirer toutes les plaques et statues soviétiques. Moscou convoque l'ambassadeur letton, sans que cela ne change rien.

Plus à l'ouest, la Pologne a entrepris une désoviétisation lourde depuis le début du conflit ukrainien. Mais elle est plus éloignée de la Russie; ce sont bien les pays baltes qui sont en première ligne.

En Ukraine même, la faucille et le marteau étaient encore présents au début de la guerre sur le bouclier de la «Mère Ukraine», une gigantesque statue de l'ère soviétique construite à Kiev à la fin de Seconde guerre mondiale. Subtile, l'Ukraine n'a pas décidé de dézinguer toute la structure, mais de remplacer les emblèmes communistes par le trident ukrainien. Le symbole est complet.

L'Estonie se met en danger

La semaine dernière, Moscou a accusé l'Estonie de vouloir «saboter» la présidentielle russe de mars prochain, le pays ayant refusé d’assurer la sécurité des bureaux de vote au sein des ambassades russes sur son sol. Un appel du pied de plus envers sa population russophone?

L'Estonie n'a pas peur de montrer qu'elle ne veut plus des traces de la Russie sur son territoire. En isolant sa minorité russophone et en agissant contre l'imaginaire soviétique — qui permettent à Poutine de rendre le pays «nazi» dans ses discours —, Tallinn se met en danger.

Poutine est-il «juste» en pétard ou bien ricane-t-il avec satisfaction de ces actes qui lui permettraient de justifier une invasion auprès de son peuple? Dans le même temps, s'il s'attaque à l'Estonie, il s'attaque à l'Otan, un risque qu'il ne peut pas prendre. Ce dont Kaja Kallas est bien au courant.

Erratum: contrairement à ce qui était indiqué dans une version précédente de cet article, la destruction du mémorial soviétique de 80 mètres a bien eu lieu en Lettonie, et non en Estonie.

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