Travailler dans l'industrie de l'armement? L'idée n'avait jamais effleuré Mika Scheid, dans une Allemagne façonnée par des décennies de pacifisme, jusqu'à ce que la guerre en Ukraine change les plans de cet élève ingénieur.
«Ça a été un tournant», explique le jeune homme de 25 ans qui étudie à l'Institut de technologie de Karlsruhe (KIT), l'une des meilleures écoles du pays. Promis à une carrière dans le conseil ou l'automobile, il a d'abord intégré la Bundeswehr, l'armée allemande, comme réserviste, et cherche désormais un emploi chez un fabricant d'équipement militaire.
Ce secteur industriel, resté longtemps discret en Allemagne, recrute désormais à tour de bras. Au salon de l'emploi organisé en mai sur le campus du KIT, dans l'ouest du pays, des producteurs d'armement étaient pour la première fois présents, au grand dam d'une poignée d'étudiants qui ont dénoncé une «normalisation de la militarisation».
La plus grosse entreprise allemande dans le domaine, Rheinmetall, a préféré annuler sa venue sur le campus pour apaiser les esprits. Ce fabricant de munitions, qui ne cesse d'accroître la capacité de ses dix usines européennes pour répondre à la demande, a pourtant des centaines d'offres d'emplois qualifiés à pourvoir.
Le groupe qui emploie aujourd’hui 31 000 personnes, contre 25 000 avant la guerre en Ukraine, prévoit 10 000 recrutements supplémentaires d'ici 2028.
Nico Haenelt, 19 ans, n'est pas de ceux qu'il faut convaincre. Cet étudiant en mécatronique en quête d'un stage sur le stand de Thyssenkrupp Marine Systems, fabricant de sous-marins militaires, explique son choix:
Pourtant, ses parents sont «plutôt pacifistes», raconte-t-il, à l'image d'une génération d'Allemands qui a grandi dans le rejet des exactions commises par le régime nazi.
Pour Niklas, un étudiant en informatique, trouver un métier qui a du «sens» est le critère numéro un. Mais l'industrie de l'armement, «jamais!», assure-t-il, même si les offres qui requièrent ses compétences de développeur ne manquent pas. Il dit chercher un emploi «plutôt dans la santé ou le développement durable».
En Europe, le secteur de la défense emploie environ 600 000 personnes. Ces chiffres devraient doubler dans les années à venir, si les Etats européens membres de l'Otan concrétisent leur volonté d'augmenter la production de matériel militaire pour répondre aux défis sécuritaires, selon une étude récente du cabinet spécialisé EY.
Pour séduire les talents, les entreprises redoublent d'efforts: déménagements pris en charge, vélos de location et abonnements aux salles de sport sont devenus la norme, selon plusieurs témoignages.
Le fabricant de missiles et de munitions Diehl propose même des bourses à des jeunes pour financer leurs études «en espérant qu'ils postulent ensuite chez nous», explique le groupe.
Plusieurs entreprises lorgnent aussi sur le vivier de main-d'œuvre de l'industrie traditionnelle en crise, comme le secteur automobile qui taille dans ses effectifs.
Rheinmetall est en discussion avec des salariés de Continental, l'équipementier automobile qui a annoncé l'an dernier des milliers de suppressions d’emplois. Diehl a aussi ouvert ses recrutements à certains métiers techniques.
Beaucoup ont recours aux services de chasseurs de têtes, comme Eva Brückner, consultante à Munich, à la tête du cabinet Heinrich & Coll, qui explique:
Depuis la guerre en Ukraine, les questions éthiques et morales sont moins présentes dans les préoccupations des candidats, observe-t-elle.
L'experte note par exemple que les postulants ne disent plus «non aux armes», mais plus spécifiquement «non aux armes d'attaque».
Depuis le début de l'invasion russe de l'Ukraine, il y a trois ans, Berlin prône le réarmement du pays et a considérablement augmenté le budget de la défense, notamment pour soutenir Kiev. La chasseuse de têtes préfère néanmoins prévenir les futures recrues:
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