«Le pape m'a fait un cadeau immense»: on a suivi la Garde suisse
L’audience générale vient de s’achever. Les applaudissements résonnent encore dans l’immense salle Paul VI, un bâtiment moderne de béton et de verre, à quelques centaines de mètres de la basilique Saint-Pierre. Eliah me guide à travers la foule compacte en direction de la basilique.
Je ne veux pas rater l’instant où le pape traversera la nef. Des milliers de fidèles patientent, serrés les uns contre les autres, les yeux rivés vers l’autel. Grâce à mon accompagnateur, nous atteignons la deuxième rangée. Seule l’allée centrale reste libre, bouclée et strictement gardée.
Une impressionnante coordination
Mon guide, c’est Eliah Cinotti, caporal de la Garde suisse. Costume sombre, taillé sur mesure. Oreillette discrète, regard vif. Soudain, il se fige. Sa main glisse sur son micro, son regard se durcit. Un geste bref: «Reste ici.» Puis il disparaît dans le cloître, suivi de deux hommes en civil – d’autres gardes, invisibles au premier coup d’œil, mais rameutés en un instant.
La foule ne remarque rien. Les minutes passent. Eliah revient, impassible, comme si de rien n’était. Un léger signe de tête vers l’allée pour dire: «le pape est arrivé».
La clameur s’élève. Léon XIV fait son entrée. Il sourit, bénit, pose la main sur la tête d’une fillette. Son père, à côté, retient ses larmes. Partout, dans la salle, les gardes suisses, en uniforme ou en civil, veillent, les yeux rivés à la fois sur le pape et sur la foule.
La Garde suisse, entre tradition et modernité
C’est d’eux qu’il est question ici: ces Suisses en uniforme coloré, mais aussi ces hommes de l’ombre, prêts à intervenir en une fraction de seconde, même quand tout paraît calme.
Plus tard, à la caserne, Eliah m’explique ce qui s’est passé dans la basilique: au milieu de la foule, une femme a eu un comportement étrange. Repérée, elle a été évacuée sans bruit, sans heurts, sans attirer l’attention. Eliah Cinotti, garde depuis six ans et aujourd’hui porte-parole du corps de sécurité, confie:
Nous traversons la cour d’honneur. Eliah parle avec fierté de la longue histoire de la Garde suisse. Fondée en 1506 par le pape Jules II, elle compte aujourd’hui 135 hommes. C'est la plus petite armée du monde.
Leurs uniformes chatoyants sont emblématiques, symboles d’une tradition vieille de plusieurs siècles. Mais derrière l’apparat se cache une unité d’élite, hautement formée et armée, prête à défendre le pape à tout instant.
Dans l’armurerie, ce contraste devient tangible: hallebardes, épées et armures côtoient fusils d’assaut, pistolets et tasers. Une garde à mi-chemin entre la Renaissance et le 21ᵉ siècle.
Leur mission: repérer le danger assez tôt
Le rôle de la Garde suisse est à la fois visible et invisible. Visible à travers les uniformes et les cérémonies. Invisible dans les regards, les gestes, les communications discrètes. Sa mission: repérer les menaces avant qu’elles ne prennent forme, dégager les voies, contrôler les foules, garder la tête froide même quand la tension monte. Un travail qui exige une discipline mentale et physique à toute épreuve.
La scène du jour en est un parfait exemple: une femme attire l’attention, l’alerte circule, les agents en civil se déplacent, la gendarmerie intervient, sans bruit, sans panique. Le pape poursuit sa marche, serre des mains, bénit, sourit. La sécurité est partout, mais personne ne la voit.
Sous le pape François, la tâche n’a pas toujours été simple. «Il était imprévisible», raconte Eliah. Un matin, sans prévenir, François a quitté son bureau pour se rendre à pied à la basilique, afin de prier dans une chapelle latérale. En quelques secondes, les gardes ont dû réorganiser le dispositif, bloquer des accès, redéployer les équipes.
Mais qui sont ces jeunes Suisses prêts à risquer leur vie pour le pape? Qu’est-ce qui les motive à rejoindre cette garde pas comme les autres?
Rencontres avec la jeune relève de la Garde
Le lendemain, je retrouve Leonardo, Jan et Livio à la cantine. Tous trois ont la vingtaine. Pour entrer dans la Garde, il faut plus qu’un simple élan patriotique. Les conditions sont strictes: être catholique, célibataire, citoyen suisse, avoir terminé une formation professionnelle ou le gymnase, accompli son service militaire, et s’engager pour 26 mois.
Leonardo, 21 ans, vient de Soleure. Son père est originaire de l’île Maurice, sa mère est Suissesse. Après son école de recrues, il a travaillé comme comptable, sans grande passion. Cherchant du sens, il a rejoint la Garde au début de l’année. L’italien? Il l’a appris sur le tas. Et la distance avec sa famille? C’est difficile, avoue-t-il, mais il appelle ses parents plusieurs fois par semaine.
Jan, lui, vient d’Engelberg (OW). C’est un ami de classe qui lui a parlé de la Garde. Après l’armée, il a suivi la formation pour devenir sergent. «Je dois encore prouver que je mérite ce grade», dit-il en souriant. Il se souvient des veillées funèbres pour le pape François, un moment marquant.
Presque amusé, il raconte cet épisode avant le dernier conclave: un homme confus s’est présenté à la porte avec une énorme boîte pleine de lettres, adressées à chaque cardinal. Son but? Les convaincre de l’élire le pape. «Là, on comprend pourquoi notre formation psychologique est essentielle», note Jan.
Livio, 24 ans, vient de Domat/Ems (GR). Tambour dans la fanfare militaire, il sert depuis trois ans à Rome. Il déclare:
Un jour, pendant une garde, François est venu lui parler, a demandé quelle était sa langue maternelle, puis lui a offert un livre en romanche. Dans quelques mois, Livio rentrera en Suisse pour suivre l’école de police.
Le cadeau de François au garde Raphael
Raphael, 36 ans, vient de Safnern (BE). Cela fait quinze ans qu’il sert la Garde. Après sa formation, ce cuisinier voulait embarquer sur un bateau de croisière. Mais un ami l’en a dissuadé. Un jour, il tombe sur une annonce pour la Garde suisse, envoie sa candidature sur un coup de tête… et le voilà au Vatican.
Il se souvient du 28 février 2013, à Castel Gandolfo (commune d'Italie): le dernier jour de Benoît XVI. A 20 heures précises, son pontificat s’achève. Quand les portes se ferment derrière lui, la mission des gardes prend fin aussi. «Un moment bouleversant», se souvient Raphael.
Peu après, un nouveau pape est élu: Jorge Mario Bergoglio, alias François. Simple, spontané, briseur de traditions. Raphael raconte une scène pendant une garde: le pape s’approche et lui demande: «Tu veux me raconter quelque chose?» Pris de court, Raphael répond non. Mais François insiste. Alors, le garde lui confie que sa femme est enceinte de leur deuxième enfant. Le pape sourit et poursuit sa route, comme s’il le savait déjà.
Quelques mois plus tard, François revient vers lui pour prendre des nouvelles. Cette fois, Raphael a plus d’informations: c’est un garçon. Le pape s’enquiert alors du prénom choisi. «Deux possibilités», répond Raphael: Ignacio ou Santiago. François décide aussitôt, avec un sourire et sans la moindre hésitation: Santiago.
Puis il veut connaître la date du baptême. Raphael explique qu’ils cherchent encore, le temps que la famille mexicaine de son épouse puisse venir. Le pape hoche la tête, réfléchit et dit simplement: «J’ai du temps le…» – et il donne une date et une heure. Des semaines plus tard, François a lui-même baptisé le petit garçon. Raphaël confie, les yeux humides:
Une fidélité jusqu’à la mort
Qu’ils soient jeunes recrues ou vétérans, tous les gardes que je rencontre partagent les mêmes valeurs: camaraderie, vigilance et loyauté absolue. Tous savent qu’en cas de danger, ils sont prêts à donner leur vie pour le Saint-Père.
Ce serment, ils le prononcent dans la cour Saint-Damase, la main levée, trois doigts tendus vers le ciel:
Un serment vieux de plus de 500 ans, toujours vivant, dans l’ombre du pape, entre tradition et modernité.
Traduit et adapté de l'allemand par Léon Dietrich
