Pourquoi on trouve encore de la technologie suisse dans les armes russes
C’est jusqu’ici la plus grande provocation de Vladimir Poutine à l'adresse de l’Otan. La semaine dernière, dans la nuit de mardi à mercredi, au moins 19 drones russes ont pénétré dans l’espace aérien polonais, parcourant des centaines de kilomètres à l’intérieur du territoire de ce pays membre de l’alliance nord-atlantique.
Selon les informations disponibles, il s’agissait de drones du type Gerbera. Leur fabrication est peu coûteuse, et repose sur des matériaux bon marché comme le contreplaqué et la mousse dure.
La Russie utilise souvent ces engins lors d’attaques contre l’Ukraine comme leurres non armés, afin de saturer les défenses antiaériennes. Certaines versions sont toutefois équipées d’une ogive.
De l'électronique genevoise
Dans ces modèles, on retrouve aussi de la technologie suisse. Une base de données du renseignement militaire ukrainien HUR, qui recense les composants occidentaux découverts dans des drones russes abattus au-dessus de l’Ukraine, le confirme.
Depuis novembre 2024, des microprocesseurs du groupe ST Microelectronics, basé à Genève, ainsi que des récepteurs GPS de l’entreprise U-Blox, installée à Thalwil (ZH), ont été identifiés à plusieurs reprises dans le modèle Gerbera. Ce n'est pas la première fois que ces noms d'entreprises apparaissent en lien avec des drones russes. Dès l’été 2023, un groupe international d’experts avait déjà trouvé des composants de ces sociétés et d’autres entreprises suisses dans les modèles Shahed, Lancet-3 et Orlan-10.
Comment de la technologie suisse peut-elle encore se retrouver dans les drones russes, plus de trois ans après l’entrée en vigueur des sanctions? Chargé de l’application des sanctions et du contrôle des exportationse, le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) indique connaître ce problème depuis le début de la guerre, en février 2022.
Selon son porte-parole, Fabian Maienfisch, le Seco est en contact étroit avec l’Ukraine, les états partenaires et les entreprises concernées. L’objectif est d’empêcher l’approvisionnement et la réexportation de ces composants vers la Russie, et de coordonner des contre-mesures.
Les composants suisses découverts dans les drones russes sont, selon lui, des «biens industriels de masse à usage civil étendu». Il ne s’agit pas de biens à double usage soumis à des contrôles internationaux.
Ils sont toutefois classés comme «biens de haute priorité» par l’ordonnance sur les sanctions. Leur exportation directe vers la Russie est interdite, et les ventes à des pays tiers obligent les entreprises suisses à respecter des obligations de diligence particulières. Ces composants échappent d’autant plus facilement au contrôle qu'ils sont souvent produits en dehors de la Suisse.
Une utilisation civile
Les composants suisses retrouvés dans les drones russes sont disponibles en grandes quantités à travers le monde. On les utilise notamment dans les voitures, les trottinettes électriques ou les machines. D’après le Seco, la Russie s’approvisionne par le biais d’intermédiaires établis dans des pays tiers qui, contrairement à la Suisse, n’ont pas adopté de sanctions.
L’entreprise U-Blox, dont les récepteurs GPS ont été identifiés dans les drones Gerbera, affirme «condamner clairement l’agression russe contre l’Ukraine». Son code de conduite et ses conditions générales interdisent formellement à ses clients et distributeurs d’utiliser ses produits dans des armes ou des systèmes d’armes.
Juste après le début de la guerre, elle a cessé ses ventes à la Russie et à la Biélorussie. A la suite d’indices de ventes détournées vers Moscou, elle a également mis fin à ses affaires avec des entreprises en Arménie, au Kazakhstan et au Kirghizistan.
Le personnel commercial de l'entreprise est régulièrement formé, et les clients ou les partenaires qui violeraient les règles sont placés sur liste noire. U-Blox collabore avec l’ONG britannique Conflict Armament Research, et transmet des données pour mieux comprendre et bloquer les chaînes d’approvisionnement de l’industrie russe des drones.
ST Microelectronics précise de son côté coopérer avec des organisations publiques et privées, et fournir des informations pour des enquêtes sur les chaînes logistiques. L'entreprise affirme:
Depuis le début de la guerre, celle-ci a pris des mesures pour se conformer aux sanctions et aux contrôles internationaux visant la Russie et le Belarus. Elle a renforcé ses exigences de conformité, accru sa vigilance face aux contournements possibles et mis fin à ses activités en Russie.
Des composants difficiles à tracer
Malgré ces efforts, également menés par d’autres entreprises occidentales, 95% des drones russes analysés par le renseignement militaire ukrainien contiennent des composants étrangers. Chercheur au Center for Security Studies de l’ETH Zurich, Ivo Capaul explique:
Cette dépendance est particulièrement forte dans le domaine de la microélectronique et de l’électronique de commande. Comme le Seco, il rappelle que ces composants sont utilisés massivement à des fins civiles dans le monde entier.
«Les faibles volumes nécessaires à la production de drones en Russie passent pratiquement inaperçus et sont très difficiles à tracer», explique-t-il. Empêcher totalement l’entrée de composants occidentaux en Russie serait une tâche presque impossible.
On ignore encore si les 19 drones russes de type Gerbera qui ont pénétré la semaine dernière dans l’espace aérien polonais contenaient eux aussi des composants suisses.
Traduit de l'allemand par Joel Espi