On dirait des lampes de chevet: de grands abat-jour noirs, des tubes métalliques filigranes en guise de supports, des pieds massifs avec des ailettes de refroidissement. Le tout, gros câbles, prises et batterie portable compris, porte le nom de Kulbaba, «Pissenlit» en français. L'entrepreneur ukrainien qui nous prête ses protégés ne tarit pas d'éloges:
De nombreux drones kamikazes russes utilisent ces ondes radio pour transmettre des signaux de commande.
Nous voici à proximité de la ville minière de Pokrovsk, dans l'est du pays, une importante base logistique de l'armée ukrainienne. Avant la guerre, environ 65 000 personnes vivaient ici. Chaque jour, des centaines d'habitants s'en vont, car les Russes sont aux portes de la ville. Moscou veut absolument conquérir la localité et accepte pour cela que les Ukrainiens continuent d'avancer dans la région russe de Koursk.
Pokrovsk sert aussi de lignes de ravitaillement pour les Ukrainiens qui se battent plus à l'est. Mais le commandement militaire russe veut surtout continuer à avancer, au moins jusqu'aux frontières des oblasts voisins. Poutine aurait alors atteint l'un de ses objectifs de guerre déclarés: la conquête de toute la région de Donetsk.
Nous nous approchons de Pokrovsk par l'ouest et voulons tester Pissenlit à proximité du front. Nous l'avons fixé sur le toit de la voiture à l'aide de pieds magnétiques et tout est câblé. En appuyant sur un bouton, le dispositif émet des ondes radio en cloche au-dessus de notre véhicule.
Le champ électromagnétique qui en résulte fait qu'un drone qui s'approche perd la liaison radio avec son pilote. La portée serait de 100 à 150 mètres. Si cela fonctionne vraiment, un appareil en phase d'attaque viendrait alors à s'écraser et exploserait à une distance confortable du véhicule. En revanche, Pissenlit est impuissant contre les ailes volantes comme le tristement célèbre Lancet russe.
Nous traversons Pokrovsk avec notre voiture bizarrement customisée. De l'autre côté de la ville - nous a-t-on dit - c'est le début de la zone de danger. Nous enclenchons Pissenlit.
En roulant dans Mirnograd, la ville voisine, nous assistons à un changement d'équipe dans la mine de charbon. Les travailleurs arrivent dans leurs vieilles Lada, se garent d'un côté de la rue et pénètrent en face sur le terrain clôturé de l'entreprise. Une nouvelle galerie a été ouverte récemment. On semble vouloir l'exploiter encore avant l'arrivée de l'armée adverse.
Près de la mine, nous tournons vers le sud et nous dirigeons vers le front - en passant devant un immeuble bombardé. Les premiers étages ont résisté et trônent à côté d'un amas de débris et de plaques de béton.
De tout ce qu'on nous raconte, il ne ressort qu'un seul élément positif: les attaques à la bombe planante semblent avoir diminué. Peut-être parce que l'armée de l'air russe s'affaire désormais davantage dans la région de Koursk. Ou parce que les attaques de drones ukrainiens sur les aérodromes militaires et les dépôts de munitions russes ont payé. Mais dans l'ensemble par contre, il semble que les Russes n'ont pas encore déplacé de troupes terrestres des environs de Pokrovsk vers Koursk.
Notre objectif est le village de Hrodivka, dernière localité avant la ligne de front. Les Russes occupent déjà l'est et le sud. La route sillonne maintenant à travers des champs ouverts, et c'est dangereux. Les drones de reconnaissance nous voient de loin, et même Pissenlit ne peut rien pour nous ici. Un peu avant d'arriver à destination, nous tournons donc dans une forêt et cachons la voiture. Lorsque nous nous garons sous un feuillage protecteur, il faut toujours veiller à ce que les branches n'abîment pas les abat-jour.
Nous marchons ensuite jusqu'à un endroit où, depuis la lisière de la forêt, nous pouvons scruter la plaine avec des jumelles. De temps en temps, des obus éclatent au loin. Il y a du bruit, puis un champignon de fumée et de poussière grise se forme. Nous entendons un drone et nous cachons dans les buissons. Peu après, un deuxième gros engin arrive. Il s'agit probablement d'un appareil ukrainien. Le pilote ne semble pas nous avoir vus, ou alors cela ne l'intéresse pas. Ouf.
Nous finissons par tomber sur un soldat. Par 35 degrés à l'ombre, Kijanin porte une tenue de combat complète. Il commence par nous demander dans quelles gammes de fréquences travaille Pissenlit. En entendant notre réponse, il positive: «Vous avez beaucoup de chance, les Russes utilisent souvent des fréquence plus basses.»
Ce qui lui rappelle d'activer «Sucre vanillé». Il s'agit d'une petite boîte munie de deux antennes qui scrute les bandes de fréquences et nous avertit lorsque des drones s'approchent. Alors que Pissenlit ne repousse que les drones, Sucre vanillé détecte par exemple aussi les modèles russes comme Orlan ou Lancet. Kijanin nous explique comment utiliser le boîtier. Ce nom vient d'un prototype que son inventeur aurait d'abord testé en le plaçant dans un sucrier en plastique. Kijanin a fixé Sucre vanillé à l'avant de son gilet pare-balles.
L'appareil avertit à plusieurs reprises de la présence de drones, mais toujours dans la même gamme de fréquences que celle couverte par Pissenlit. C'est rassurant. Sucre vanillé n'est toutefois pas en mesure de nous dire s'il s'agit d'objets volants ukrainiens ou russes. Les techniciens des deux camps ne cessent d'innover pour améliorer les performances. Par exemple avec des fréquences d'émission en dehors des zones dans lesquelles fonctionnent les brouilleurs et les appareils d'alerte courants.
Nous reprenons notre trajet vers la localité à la périphérie de laquelle des Russes se battent déjà. Dans un petit bois, nous rencontrons quelques «bûcherons» avec des tronçonneuses. Nous leur demandons si le chemin est sûr. Mais ils ont d'abord besoin d'eau potable. Lorsque nous apprenons qu'il s'agit de soldats, nous leur donnons en plus de quoi poser des garrots.
Ils portent des vêtements civils pour tromper l'ennemi. Le commandant, un chauve trapu, porte un fusil à pompe à sept coups. Il s'en est servi la veille pour abattre un drone.
La preuve que, hormis Pissenlit et Sucre vanillé, il existe d'autres moyens actifs et passifs de se défendre.
Malgré les avertissements, nous entrons dans Novohrodivka. C'est une ville fantôme. Sur la route principale, nous nous arrêtons sous des arbres qui s'étendent à perte de vue. Les arbres et les façades des maisons portent des traces de tirs d'artillerie.
Ce qui est également frappant, c'est qu'aucune fortification n'est visible à des kilomètres à la ronde. Les Ukrainiens pensent sans doute pouvoir survivre aux bombardements russes à venir en se cachant dans leurs caves. Mais lorsque l'infanterie frappera à leur porte, ils comprendront qu'une cave protège certes contre les obus et les bombes, mais qu'elle n'est pas une position depuis laquelle on peut combattre.
Un vieil homme s'occupe d'un panneau d'aggloméré qui a été arraché d'un bâtiment par la force d'une explosion. Il veut l'installer chez lui, explique-t-il. Plutôt mourir ici que de quitter sa ville. Une dent en or scintille dans sa bouche, pour le reste, il n'y a plus que des chicots noirs. Nous lui offrons un grand salami en guise d'adieu. Puis, nous nous souhaitons mutuellement bonne chance.
(Adaptation française: Valentine Zenker)