«Cette décision de Poutine a ouvert les portes de l’enfer»
Elle parle doucement, sans emphase. Dans les mots d’Oleksandra Matviïtchouk, on perçoit la dureté de 11 années de guerre.
Une caméra la suit partout ces jours-ci, jusque dans la salle de conférence aux parois de bois de l’université de Genève, où elle prend la parole cet après-midi-là. Un documentaire est en cours de tournage sur cette avocate ukrainienne des droits humains originaire de Kiev.
Oleksandra Matviïtchouk documente les crimes de guerre commis par l’armée russe en Ukraine et défend les prisonniers politiques. Le Centre pour les libertés civiles, qu’elle dirige, a reçu en 2022 le prix Nobel de la paix pour son travail.
A Genève, la juriste de 42 ans décrit les conditions effroyables dans les territoires occupés par la Russie. Elle ne parle pas seulement à la Suisse en termes de conscience humanitaire, elle formule aussi des exigences précises.
Elle a tout vu de cette guerre. Pourtant, elle garde toujours son calme. Une seule fois, son visage se trouble, lorsqu’elle évoque le petit Illya de Marioupol.
Vous documentez depuis des années les crimes de guerre russes en Ukraine. Qu’est-ce que nous, observateurs extérieurs, continuons de mal comprendre dans cette guerre?
Oleksandra Matviïtchouk: La guerre n’a pas commencé il y a trois ans, mais bien en 2014. Beaucoup de gens continuent de penser qu’il s’agit d’un conflit territorial. Beaucoup ne perçoivent pas la dimension liée aux valeurs de cette guerre. Celle-ci a commencé lorsque des millions d’Ukrainiens ont élevé leur voix contre un gouvernement corrompu et autoritaire, en manifestant pacifiquement.
Quand ce régime autoritaire s’est effondré et que l’Ukraine a eu la possibilité de passer vers la démocratie, Vladimir Poutine a envahi le pays. D’abord la Crimée, puis certaines régions de l’est de l’Ukraine. Il y a trois ans, il a transformé cette invasion en offensive d’envergure. En 2014, l’Ukraine était un pays neutre. Elle n’avait aucune ambition d’adhérer à l’Otan. Poutine ne nous a pas attaqués parce qu’il avait peur de l’Otan.
Qu’attendez-vous de la Suisse, au-delà de l’aide humanitaire, pour soutenir l’Ukraine?
Qu'elle assume ses responsabilités. Pas seulement envers le peuple ukrainien, mais aussi envers les habitants de la Suisse. Poutine n’a pas déclenché cette guerre pour conquérir un simple morceau de territoire. Ce n’est pas une guerre pour Avdiïvka, Bakhmout ou Pokrovsk. La plupart des gens seraient incapables de situer ces petites villes sur une carte.
Il raisonne en termes historiques, il rêve de laisser un héritage. Il veut rétablir par la force l’empire soviétique. Après toutes ces années de guerre, il ne s’en est toujours pas détourné. Il a déjà perdu des centaines de milliers d’hommes, mais cela ne le préoccupe pas, car la vie humaine est, pour lui, la ressource la moins chère. Cette guerre n’est pas seulement un problème pour l’Ukraine. Elle est aussi un problème pour la Suisse.
Que peut faire la Suisse concrètement?
La Suisse doit corriger les failles qui permettent à la Russie de contourner les sanctions internationales.
Cela n’est pas acceptable. Le gouvernement suisse doit ouvrir des enquêtes pour comprendre comment des pièces issues de son industrie peuvent servir à tuer des civils en Ukraine. Cette guerre comporte une dimension économique. La Russie a délibérément détruit des habitations, des écoles, des hôpitaux et des infrastructures ukrainiennes, et elle continue de commettre des crimes contre l’humanité. Des millions d’Ukrainiens passeront l’hiver sans chauffage, sans eau potable ni électricité. Lorsque vous ignorez comment réchauffer le lait de votre nouveau-né, il ne s’agit plus que de survie. Comment la Suisse peut-elle aider? En participant dès maintenant à la reconstruction du pays, sans attendre la fin de la guerre, dont nul ne sait quand elle viendra. Elle peut soutenir nos communautés locales pour qu’elles se relèvent économiquement.
Le gouvernement suisse en fait-il assez pour lutter contre le contournement des sanctions?
Je me trompe peut-être, mais je n’ai connaissance d’aucune enquête à ce sujet.
Partout en Europe, la lassitude face à la guerre gagne du terrain. A quel point est-ce dangereux?
Oui, c’est vrai. Mais comment peut-on se dire épuisé par une guerre qui n’a, jusqu’à présent, eu aucun impact sur son quotidien, quand on ne doit pas travailler depuis un abri antiaérien? Quand on peut envoyer ses enfants à l’école en toute sécurité?
Dans ce laps de temps, beaucoup d’enfants n’ont pas le temps d’atteindre un abri. Comment peut-on être fatigué quand on n’a jamais vécu cela soi-même? Ce n’est pas de la fatigue. C’est un manque de volonté d’agir avec détermination. En temps de paix, on peut tolérer une certaine hésitation. Mais nous ne vivons pas en temps de paix, nous sommes pris dans une tempête mondiale. Ce n’est pas une guerre entre deux Etats, mais entre deux systèmes, l’autoritarisme et la démocratie. Des responsables politiques et des propagandistes russes débattent ouvertement du prochain pays européen qu’ils attaqueront.
Faites-vous confiance au président américain Donald Trump pour continuer à soutenir l’Ukraine?
Il faut se placer du côté du droit international et de l’humanité. Les Ukrainiens rêvent de paix. Mais la paix ne viendra pas si le pays agressé cesse de résister à l’occupation. L’occupation russe est épouvantable. Ce n’est pas simplement le remplacement d’un drapeau par un autre, c’est l’enlèvement, la torture, le viol, la destruction de l’identité et les charniers. L’occupation n’est qu’une autre forme de guerre.
Poutine ne veut pas de paix. Il veut atteindre ses objectifs historiques et il est convaincu qu’il est en train de gagner. Il pense que le temps joue en sa faveur. Donald Trump, lui, dispose des leviers pour faire du temps l’ennemi de Poutine. La question est de savoir s’il les utilisera.
Comment Vladimir Poutine et le reste des dirigeants russes peuvent-ils être condamnés?
La réponse se trouve dans le droit international. Nous sommes ici à Genève, la capitale des droits humains. Mais il y a la loi, il y a la politique, et il y a un fossé entre les deux. Nous continuons à regarder le monde à travers le prisme des procès de Nuremberg, lorsque les criminels nazis n’ont été jugés qu’après l’effondrement du régime nazi. Nous vivons aujourd’hui dans un nouveau siècle. L’ONU a été créée.
Vladimir Poutine devrait-il donc être immédiatement jugé ?
Il n’y a aucune raison d’attendre. En juin de cette année, le Conseil européen a conclu un accord avec l’Ukraine pour créer un tribunal sur l’agression russe, afin de traduire la direction du pays en justice pour sa décision d’envahir l’Ukraine. Cette décision a ouvert les portes de l’enfer. Tous les crimes de guerre que nous avons documentés sont le résultat de ce choix des dirigeants russes. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir si la Suisse se joindra à cette initiative et montrera qu’elle prend réellement au sérieux son engagement en faveur de la justice, par des actes, et pas seulement en tant qu’hôte des organisations onusiennes de défense des droits humains.
L’ancien président Petro Porochenko a récemment mis en garde contre une «dérive vers des pratiques autocratiques». Au centre des critiques se trouve le président Volodymyr Zelensky. Est-il encore un défenseur de la démocratie?
Elle impose la centralisation du pouvoir, mais aussi la limitation de certains droits et libertés, par exemple avec des couvre-feux dictés par des impératifs de sécurité. Nous devons protéger notre pays contre l’agression russe tout en poursuivant les réformes démocratiques. C’est extrêmement difficile.
Volodymyr Zelensky est-il sur la bonne voie?
Cette question ne concerne pas uniquement Volodymyr Zelensky. Cet été, de grandes manifestations ont eu lieu en Ukraine. Le Parlement avait adopté une loi limitant l’indépendance des agences anticorruptions. Les citoyens étaient en colère et sont descendus dans la rue. Après quelques jours de protestations, l’administration présidentielle a retiré le projet. Cela a été un signe de la force de la démocratie ukrainienne, malgré tous ses problèmes.
Beaucoup reste à faire, mais nous suivons la bonne voie. La source de notre résilience, ce sont les gens ordinaires, ceux qui assument la responsabilité de leur avenir démocratique.
Les femmes ukrainiennes ont assumé des responsabilités particulières dans cette guerre, que ce soit comme soldates, dans le domaine médical ou comme bénévoles. En quoi la guerre a-t-elle transformé leur rôle dans la société ukrainienne?
Nous comptons un nombre immense de femmes extraordinaires dans tous les domaines de notre société. Dans l’armée, dans la documentation des crimes de guerre, en politique, dans les initiatives civiles. Les femmes se trouvent à l’avant-garde du combat pour la liberté, car le courage n’a pas de genre. Nous, les Ukrainiennes, nous nous battons pour nos filles.
Vous avez documenté d’innombrables crimes de guerre et parlé à de nombreuses victimes. Y a-t-il un moment, une image ou une rencontre qui vous hante encore aujourd’hui?
Les histoires qui concernent les enfants. Celle d’Ilya, dix ans, originaire de Marioupol, en fait partie. Lorsque les Russes ont tenté de s’emparer de la ville, ils ont refusé à la Croix-Rouge d’évacuer les civils. Comme beaucoup d’autres, Ilya et sa mère ont dû se réfugier dans la cave de leur immeuble pour échapper aux bombardements russes. Quand leurs provisions se sont épuisées, ils ont dû sortir. Soudain, ils se sont retrouvés en plein tir russe. La mère d’Ilya a été touchée à la tête, et lui-même a été grièvement blessé à la jambe. Il n’y avait plus aucune aide médicale dans la ville, les Russes ayant tout détruit. Sa mère l’a porté jusqu’à l’appartement de connaissances. Ils se sont allongés sur le canapé et se sont étreints. Ils sont restés ainsi pendant des heures.
Si je devais résumer l’horreur et le désespoir de cette guerre, ce serait avec cette image.
Qu’est-ce qui vous empêche, personnellement, de perdre espoir?
La conviction que l’on peut compter sur les gens. Les personnes ordinaires sont capables d’accomplir des choses extraordinaires. Nous avons l’habitude de penser en termes d’Etat ou d’organisations internationales, mais les gens ordinaires détiennent un immense pouvoir. Les Ukrainiens en sont un exemple éclatant. Vladimir Poutine, comme beaucoup de nos partenaires internationaux, ne croyait pas que nous serions capables d’opposer une véritable résistance à la Russie. J’étais à Kiev quand la guerre a commencé, et j’ai refusé d’être évacuée. Avec une partie de mon équipe, nous avons poursuivi notre travail.
Il est vite devenu évident que lorsque des gens ordinaires se battent pour leur liberté et leur dignité, ils peuvent être plus forts que la deuxième armée du monde.
Traduit de l'allemand par Joel Espi
