«Ils sont stupides»: des Ukrainiens nous racontent l'occupation russe
C'est mon deuxième jour dans la Zone d'exclusion de Tchernobyl. Le mois de septembre s'est rafraîchi, le chauffage n'est pas encore branché, alors, par «souci professionnel», avec mon guide Anton, nous avons acheté une bouteille de whisky la veille pour nous réchauffer. Il nous a fallu faire quelques clins d'œil à la vendeuse, qui a normalement l'interdiction de vendre de l'alcool avant 19h.
Ce matin-là, Anton et moi sommes moins causants, et toujours gelés au moment de prendre la direction de Tchernobyl. La ville est encore habitée, officiellement par quelques centaines de personnes. Même si la zone a été décontaminée, les femmes en âge de procréer et les enfants y sont interdits.
Au centre-ville, près de l'administration communale et de notre hôtel, se trouvent deux anciennes gares routières. La première accueille le magasin où nous avons discrètement acheté notre alcool en plein après-midi. L'autre est devenue un grand cimetière pour les véhicules détruits par l'armée russe.
C'est Maksym Roslavets qui gère ce parking morbide. Trousseau de clés à la main et badge autour du cou, il reste dans un premier temps silencieux et laisse Anton, 20 ans d'expérience dans la Zone, me montrer les lieux.
Nous nous trouvons à moins de trois heures de route de Kiev, à quelques kilomètres de la frontière biélorusse. C'est à Tchernobyl que l'invasion russe a été lancée, le fameux 24 février 2022, et que les chars russes ont débarqué en direction de la capitale.
Une partie des voitures saccagées à Tchernobyl
Par empressement ou par jeu, les soldats ont défoncé quantité de voitures sur leur passage. La zone avait été évacuée d'urgence quelques heures auparavant. Anton m'explique:
Il y a des bus criblés d'impacts de balles, des véhicules écrasés ou brûlés. Certains sont tagués par les soldats russes.
Chef du développement scientifique de la ville, Maksym Roslavets a vu le résultat de l'occupation russe, qui a duré 5 semaines. Pour les soldats ennemis, la règle était de détruire les véhicules qui ne pouvaient pas rouler et de s'emparer des autres. Il raconte:
Au total, une centaine de véhicules de tout type auraient été perdus ou détruits.
«Caca dans des seaux»
Maksym Roslavets a quelque chose à nous montrer. Dans son bureau du bâtiment communal, il a conservé une trace de l'occupation. Sur les quelques centaines de mètres qui séparent le cimetière de voitures du bâtiment communal, cet habitant de Tchernihiv résume son retour, le 9 avril 2022:
L'occupation a duré jusqu'à la fin mars. L'employé de la Zone a envoyé sa femme et ses enfants à l'étranger, avant de retourner travailler. Dans la rue, il pointe les petits bâtiments du centre-ville:
A leur retour, habitants et fonctionnaires ont découvert avec dégoût des toilettes improvisées dans les appartements occupés. Maksym Roslavets raconte:
Maksym Roslavets et mon guide ne s'expliquent pas cette logique. Beaucoup de choses leur paraissent insensées.
Nous arrivons dans le bâtiment communal. L'occasion de se réchauffer un peu et de prendre un café avec quelques biscuits.
Dans la grande salle de réunion du rez-de-chaussée, Maksym Roslavets raconte qu'à leur arrivée dans le bâtiment communal, les soldats russes ont coupé l'électricité et arraché les câbles des ordinateurs.
Il part alors chercher l'objet qu'il a conservé dans son bureau. Il voulait que les personnes à qui il racontait cela le croient. Dans sa main, une bouilloire électrique dont le bas est fondu. Il explique:
«Ils sont stupides», résument mes hôtes. Avant que nous partions explorer encore les environs, Maksym Roslavets tient à me montrer un mur du souvenir.
A côté de son bureau, au premier, sont affichées les photos des victimes de la guerre qui vivaient ou travaillaient dans la région. On y voit des civils, des soldats, des personnes de tous âge.
Les tranchées sont dangereuses
Afin de rejoindre le site de Duga, nous nous éloignons de la ville et du site de la centrale nucléaire. D'un côté de la route se trouvent les «tranchées», dans lesquelles ont été enterrés les terres et les arbres les plus contaminés dans la Zone.
C'est de l'autre côté de la route que, durant les semaines d'occupation, les Russes ont créé leurs propres tranchées pour se protéger des contre-attaques ukrainiennes.
Les soldats ont choisi cette forêt pour y creuser leurs tranchées en dépit des risques importants. Car son sol compte parmi les lieux plus contaminés de la zone d'exclusion, et donc du monde... Yevhen Kramarenko, le responsable de l'agence qui gère la zone d'exclusion de Tchernobyl, disait en 2022:
Certains avancent que des soldats russes ont été gravement contaminés, et que ce sont les risques liés au site qui ont finalement poussé l'armée russe à reculer.
Anton, mon guide, me glisse qu'il ne croit pas à cette version. Selon lui, il est difficilement envisageable qu'une invasion ait eu lieu sans que les soldats n'aient été préparés à éviter, ou du moins contrôler les niveaux importants de radiation.
Désormais, la Zone reste toute l'année sous tension. Il suffit de le voir au bord de la route. On trouve quantité de bunkers et de postes militaires, ansi que des chicanes pour ralentir les véhicules lourds.
Les soldats ukrainiens occupent également le cercle hautement contaminé de 10 kilomètres qui entoure la centrale nucléaire, et la ville de Pripyat.
Un bus canardé pour le plaisir
Nous roulons à travers la forêt, puis une route cahoteuse nous mène à l'antenne de Duga - dont je parlerai au prochain épisode. A l'entrée du site, on trouve une relique de l'époque où 100 000 touristes visitaient la zone chaque année: un bus de la société Chornobyl Tour (réd: un nom inspiré de la prononciation ukrainienne).
Durant l'invasion russe, le bus a été massacré. Vitre brisée, impacts de balles. Anton me lance:
Pour vous donner une idée 👇🏼
Dans les environs, cela ne respire plus la capsule temporelle de 1986, mais le pillage.
L'occupation russe a aussi touché le tourisme
Je décide de contacter Chornobyl Tour. La co-gérante de la société, Kateryna Aslamova, confirme qu'il s'agit bien de leur bus. Impuissants, les guides ont subi la fermeture de la zone au public.
Mais lorsque les troupes russes ont débarqué, les employés de Chornobyl Tour ont pu aider les troupes ukrainiennes d'une façon étonnante. Sur Telegram, Kateryna Aslamova me raconte:
Mon expérience «touristique» à Tchernobyl en vidéo👇🏼
Les guides touristiques de Chornobyl Tour se sont donc mis à aider activement l'armée ukrainienne:
Désormais, les employés de Chornobyl Tour sont actifs dans le volontariat, et partagent également leurs compétences en matière de protection contre les radiations. Tout comme Anton, leurs années d'expérience et leur connaissance de ce site désormais ultrasensible profitent encore aux soldats qui se relaient sur la Zone.
