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Agressions à Bordeaux et Annecy: «Arrêtez de parler de SDF!»

Agressions à Bordeaux et Annecy: «Arrêtez de parler de SDF!»
A New York, puis Annecy et Bordeaux, de violents faits-divers ont été imputés à des agresseurs considérés comme des SDF. Mais c'est plus compliqué que ça.twitter

Agressions violentes à Annecy et Bordeaux: «Arrêtez de parler de SDF!»

Récemment, des agressions violentes et très médiatisées ont systématiquement impliqué des individus décrits comme «sans domicile fixe». Suffisant pour lancer un coup de fil à un type qui s'y connait? Oui. Pour autant que l'on soit prêt à se faire remettre à l'ordre par un ancien travailleur social au SAMU de Paris, aujourd'hui professeur en innovation sociale à Lausanne.
25.06.2023, 07:5025.06.2023, 11:12
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«C'est quoi un SDF?» Merde, coincés. Nous étions partis pour bombarder Stéphane Rullac de questions, nous voilà dans les cordes, forcés de répondre à la sienne. Et on sent bien le piège admirablement tendu par celui qui sait, face à un journaliste qui croit savoir ou (au mieux) voudrait comprendre.

Nous, médias, sommes friands de la loi des séries. C'est parfois casse-gueule, mais aussi l'occasion de prendre un peu de hauteur sur l'information instantanée et de se poser, malgré tout, des questions. Quitte à ce que, parfois, ce ne soit pas tout à fait les bonnes.

C'est une évidence, tous les SDF ne sont pas des agresseurs, l'inverse est tout aussi vrai. Mais ce qui dérange franchement notre interlocuteur, c'est qu'il lui soit brandi un triolet de faits-divers récents, tous abondamment médiatisés et filmés, que la police, les journaux et les politiques imputent à des êtres humains «sans domicile fixe». Surtout que «la violence est d'abord subie par ces personnes».

Un peu piqué au vif, mais endurant, on tente une autre approche: au-delà du danger manifeste de stigmatisation, cette récurrence raconte-t-elle quelque chose de plus pernicieux, systémique?

«Peut-être. Mais, dans ce cas-là, il faut faire une thèse. Pas un article»

Au bout du fil, cet ancien travailleur social au SAMU de Paris, aujourd'hui professeur à la Haute Ecole de Travail social et de santé (HETSL / HES-SO) à Lausanne, se montre à la fois coriace, agacé et passionnant. Il n'y a vraiment que la thèse qui permet le bon recul, face à un événement? «Non, "thèse" est un grand mot. Il faut surtout avoir en tête que les concepts sont forgés pour comprendre de grandes lois sociales, pas pour qualifier des trajectoires individuelles. L'exercice est risqué.» Pas pingre pour un sou, notre expert nous renvoie aux propos «hasardeux» d'Emmanuel Macron, le 24 mai dernier, lorsqu'il qualifiait certaines formes de violence comme «un recul civilisationnel».

Rapide retour en arrière. Il y a dix jours, un caméraman de TF1, qui avait été «agressé par un SDF, est décédé après deux mois de coma», nous révélait Le Parisien. On informe ensuite notre expert du dernier événement en date: lundi, dans le centre-ville de Bordeaux, une grand-maman et sa petite-fille sont violemment agressées devant chez elles.

La scène, littéralement insoutenable, a été filmée par le visiophone de l'immeuble, puis publiée par un compte Twitter d'extrême droite, basé à Bordeaux. Les internautes sont sous le choc, le Rassemblement National actionne la machine à récupérations (parlant notamment de «chaos migratoire»). Le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, décrit des «images insupportables».

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capture d'écran

Quelques minutes plus tard, les premiers sites de presse s'en emparent, s'intéressant notamment au profil de l'agresseur. Ce qui reviendra le plus souvent? «SDF», «multirécidiviste», «antécédents psychiatriques», «connu des services de police».

Dans le combiné, on entend alors notre professeur à la HETSL pianoter sur son clavier, à la recherche de l'affaire de Bordeaux. Il ronchonne. Par chance, Stéphane Rullac n'a pas raccroché, alors on insiste: un statut, en l'occurrence celui de sans domicile fixe, n'est-il pas en mesure de nous aider à comprendre ce qui s'est réellement passé? (Question bête, réponse intelligente, tout le monde connait la maxime.)

«"SDF" n'est pas un statut, mais une absence totale de statut. Et ça fait toute la différence. Pour l'opinion publique, SDF est un symbole qui ne mérite aucune nuance. Il est considéré comme un vagabond qui n'a de compte à rendre à personne, qui fait ce qu'il veut et qui pourra même pas être puni s'il est arrêté, puisqu'il n'est rattaché à aucune juridiction. C'est le fameux voleur de poule.»
«Ecrire "SDF", c'est la dernière chose à faire. Bonne chance, ensuite, pour tenter de décrire les faits avec précision ou de décrypter une problématique ou un parcours spécifique»
Stéphane Rullac, ancien travailleur social au SAMU de Paris, aujourd'hui professeur à la Haute Ecole de Travail social et de santé (HETSL / HES-SO) à Lausanne.

Que faut-il écrire? Ou plutôt, comment rendre compte d'une réalité... sans la nommer? La solution de Stéphane Rullac tient en cinq lettres: «Ethos». Un poil désarçonnés, on demande quand même quelques lettres de plus. «C'est ce qu'on appelle la Typologie européenne de l'exclusion liée au logement. Prenez l'homme d'Annecy. Quelques mois avant son acte, il avait un logement et une famille, en Suède. On ne peut pas le considérer comme un sans-abri, au même titre que celui qui dort dans la rue depuis vingt ans.»

Voici cette typologie:

  1. Sans-abri (dormant à la rue)
  2. Sans logement (avec un abri, mais provisoire, dans des institutions ou foyers d'hébergement)
  3. En logement précaire (menacé d'exclusion sévère)
  4. En logement inadéquat (illégaux, indigne ou dans des conditions de surpeuplement sévère)
«Vous comprendrez alors que pour la police, le politique ou les médias, évoquer un agresseur "en situation de logement inadéquat", c'est tout de suite moins efficace que "SDF"»
Stéphane Rullac

Petit détour par Google, histoire de se rendre compte du désastre. Bingo: «En situation de logement inadéquat», dans l'onglet "actualités", nous offre dix misérables occurrences.

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Dans ce maigre butin, sans grande surprise, pas la moindre trace d'un article du Monde, de BFMTV ou de watson. Comme on est un peu à sec de questions maladroites, Stéphane Rullac embraie tout seul: «Vous savez, les mots "précaire" ou "inadéquat" pointent immédiatement les manquements des autorités en matière de politique d'intégration et de logement. Ce n'est pas tellement dans leur intérêt d'entrer dans les détails.»

«Et puis, l'étiquette "SDF" est pratique pour qui voudrait se défendre contre ce qu’elle ne comprend pas»
Stéphane Rullac

Les intéressantes précisions de Stéphane Rullac nous font replonger dans une autre affaire. Quelques heures après le dramatique accident causé par Pierre Palmade, les chaînes d'info en continu et les réseaux sociaux se sont mis à dévier sévèrement des circonstances, pour s'intéresser à son style de vie, son orientation et ses pratiques sexuelles. Nous avions d'ailleurs écrit un article à ce sujet, dans lequel on constatait que «beaucoup n'ont pas eu la patience d’attendre la confirmation des premiers éléments, pour tirer des conclusions qu'il faudrait croire plus solides qu'une carrosserie».

Ainsi, ce «pédé notoire» méritait simplement de «mourir».

«C'est malheureusement un classique, soupire Stéphane Rullac. Sans-abrisme, immigration, toxicomanie et prostitution sont les quatre grandes figures de défiance, qui se suffisent à elles-mêmes quand il s'agit de comprendre, de justifier ou d'expliquer quelque chose. C'est aussi une forme de racisme.»

L'affaire Palmade, comme d'ailleurs celle d'Annecy, et selon les éléments de l'enquête, cumulait deux figures de défiance.

Le plan «logement d'abord»

Et quand on demande à Stéphane Rullac, si plusieurs graves événements sont susceptibles de créer un électrochoc positif auprès des autorités, il soupire à nouveau.

«Il ne faut pas trop compter là-dessus. Les morts de froid, avec l'appel de l'abbé Pierre en 1954, avaient suscité un élan de solidarité sans précédent et un vrai déclic politique. Vous savez, penser "logement d'abord", c'est la solution la plus efficace et la plus pérenne.»

La France a d'ailleurs remis le paquet, cette semaine, à ce sujet: 500 millions d’euros sur cinq ans, en se basant sur des succès à l'étranger, notamment aux Etats-Unis.

Que faut-il faire alors, quand une série d'agressions braque soudain la lumière sur une tranche de la population déjà passablement malmenée? «Raconter et décrire le parcours de vie de la personne. Dans les détails et à hauteur d'homme. Ce sont souvent des gens qui ont vécu des choses terribles.»

Nous l'avions fait, au moment de l'événement d'Annecy. Avec un titre qui ferait (fera?) bondir Stéphane Rullac. Promis, on réfléchira différemment la prochaine fois.

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