Un tire-fesse, un télésiège, des enfants qui apprennent le chasse-neige, des gens qui font la queue pour les remontées mécaniques, des ados en pull qui crânent en dévalant la piste à toute allure… A première vue, ça ressemble à un domaine skiable quelconque en Suisse. Sauf qu’on est à Dubaï. En ce vendredi 9 novembre, dehors, il fait 30 degrés, dedans, sur la piste de ski du Mall of Emirates, il fait -4.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il n’y a pas que des touristes qui s'aventurent sur des spatules au milieu du désert. «Skier à Dubaï, c’est n’importe quoi» entend-on souvent. Pas pour les Suisses expatriés là-bas. Pour eux, il est important que leurs enfants sachent skier. Sahra, 40 ans, vit depuis 13 ans à Dubaï. Vendredi dernier, elle m’a proposé de l’accompagner avec ses deux enfants à leur cours privé hebdomadaire: «Chérie, je serais passer te prendre avec plaisir, mais dans la Porsche avec les gosses et la nanny, y a pas de place.» Très Dubaï.
Je rejoins donc Sahra dans les vestiaires de Ski Dubai. Il y a énormément de monde. Beaucoup de groupes, des classes, des familles et comme partout à Dubaï, toutes les origines sont mélangées. On peut louer les skis, la veste et les chaussures, qui, semble-t-il, n'ont pas été mis au goût du jour depuis l'ouverture en 2005. Mais certains habitués viennent carrément avec leur propre matériel.
Sahra est en train de se battre avec sa fille, Mariam, 5 ans, pour lui enfiler sa combinaison. Pendant ce temps-là, son fils, Dani, 4 ans, a déjà mis ses skis et s'amuse à écraser les pieds des autres clients. Je la rassure: «Dans les vraies stations, c'est le même bordel.» Elle le sait, Sahra est suisse. Mais le ski, elle l'a appris tardivement, ce qui l'a toujours frustré.
Car c'est un peu ce qu'elle a vécu dans son enfance. Arrivés à Genève à l'âge de 4 ans, ses deux parents Irakiens n'ont pas fait de ce sport une priorité.
Ce jour-là, Mariam et Dani n'ont pas du tout envie de skier. Mariam pleure, ses chaussures sont trop serrées. Elle enlève la combinaison que sa mère vient de lui mettre pour que ce soit finalement sa nounou qui la lui enfile à nouveau. Elle se débat presque pour entrer dans le domaine skiable qui, soyons honnêtes, ne fait pas rêver: éclairé par d'énormes spots blancs, le complexe se compose d'une piste noire, d'une piste rouge, d'une piste bleue, mais aussi d'une touche Dubaï Bling avec une tyrolienne, des pingouins et du zorbing (ces sphères en plastique dans lesquels on s'assoit pour dévaler une pente).
Et comme partout à Dubaï, que ce soit dans les cafés, les restos ou même au zoo et dans certaines rues, il y a de la musique. «Pourquoi on voit des flashs à l'arrivée du télésiège?», je demande à Sahra. «C'est la photo, comme dans des attractions.»
Sahra paie 630 dirhams (150 francs) le cours privé d'une heure. Elle-même le dit, «c'est un sacré budget». Alors, quand ses enfants traînent la patte alors que la leçon a déjà commencé, elle préfère en rire: «Tu sais, c'est la blague de Gad Elmaleh qui prend un Coca au ski et qui boit une gorgée: Hop là, 6 euros!»
Le prix, c'est ce qui a rebuté Béatrice, 37 ans, quand elle a voulu inscrire son fils de 3 ans, elle qui a été monitrice à Crans-Montana dans sa jeunesse. Mais quand elle s'est renseignée, elle a déchanté:
Pour qu'un parent puisse skier avec son enfant, il faut que ce dernier sache faire du chasse-neige (la pizza, comme on dit à Dubaï) et s'arrêter. Une règle débile selon Béatrice:
Mais il faut imaginer qu'à Dubaï, tout le monde ne maîtrise pas le planté de bâton comme Béatrice. Il ne faudrait surtout pas qu'il arrive un drame, ça ferait mauvais genre. La prudence est de mise. Par exemple, au restaurant, les serveurs demandent systématiquement les allergies et les intolérances. A la plage, les sauveteurs sifflent sans arrêt pour que les gens ne nagent pas trop loin et lorsque le soleil se couche, tout le monde doit sortir de l'eau. Là aussi, c'est parce qu'une tranche de la population ne sait pas forcément bien nager que des précautions extrêmes sont prises.
Malgré ces règles obtuses, Béatrice voulait quand même que son fils connaisse les bases du ski pour leurs prochaines vacances à la montagne en Suisse en février. Mais Ski Dubaï a tellement de succès que depuis mi-octobre, les cours privés sont complets et cela jusqu'à mi-décembre.
Quant à la question environnementale, elle n'en est pas insensible, mais elle a la même réponse que Sahra:
Pour Karine, Genevoise de 38 ans qui vit depuis 11 ans à Dubaï, la question environnementale, elle préfère la balayer: «Je ne réponds rien parce que, sinon, on ne vivrait pas ici. Oui, ils font des trucs à la con comme des pistes de ski, mais la ville est de toute façon énergivore.»
Son fils de 6 ans et sa fille de 4 ans vont au ski toutes les semaines. Bien qu'elle ait grandi à Genève, Karine ne sait pas skier.
Son histoire ressemble à celle de Sahra. Son père marocain ne savait pas non plus skier en arrivant en Suisse. «Mon père nous a élevés seul avec mon frère et ma sœur. Si tu ne skies pas jeune, tu ne skies jamais. Je n'ai plus le temps de me péter la gueule.»
Les enfants de Karine n'ont jamais vu la vraie neige. Aller au ski, pour eux, ça veut dire porter un collant thermique avec des tongs et apprendre les bases avec un professeur égyptien. Ensuite, ils vont se manger un hot-dog dans le mall.
Il existe une piste encore moins magique que celle du Mall of Emirates. Dans le quartier industriel d'Al Quoz, on peut s'entraîner sur une surface synthétique, un genre de tapis roulant incliné et humidifié. Il en existe également en Suisse romande, à Saillon, par exemple. L'avantage: pas besoin de s'équiper. Le désavantage: c'est très fatigant, car il n'y a jamais de repos. C'est là que Basile, un Français de 35 ans installé depuis une dizaine d'années à Dubaï, a inscrit son fils de 4 ans. Il a le même objectif que les mamans suisses: pouvoir mettre ses enfants sur des skis en s'épargnant la galère de l'apprentissage.
Cette mentalité à l'américaine de l'excellence, on la retrouve dans d'autres domaines: les écoles, les activités extra-scolaires, comme la natation dès l'âge de 1 an, les cours d'arabe au même âge. A Dubaï, l'idée n'est pas d'inscrire son enfant dans une crèche près de chez soi, mais de l'inscrire dans la meilleure crèche, celle qui lui donnera accès à Harvard et Princeton. Il faut ce qu'il y a de mieux pour les enfants, car Dubaï peut l'offrir.
Basile a essayé la piste synthétique et l'affirme: la technique est un peu différente, les sensations aussi, mais c'est complémentaire avec du vrai ski. Côté budget, c'est 320 dirhams (environ 77 francs) le cours, moitié moins cher que Ski Dubai. Sauf qu'en sortant, il n'y a pas de hot-dog ou de mall dans lequel faire du shopping. C'est d'ailleurs ce que fait Sahra quand ses enfants sont sur les spatules. Elle envoie la nounou faire les courses et pendant ce temps-là, elle profite de faire les boutiques. Très Dubaï.
A la fin de leurs cours au Mall of Emirates, Mariam et Dani sont finalement contents. Leur mère se félicite d'avoir insisté. Moi, j'ai déjà filé. Il me faudra 20 minutes pour atteindre la sortie du mall (je me suis perdue deux fois) et 20 autres minutes pour voir mon Uber arriver. Très Dubaï.