Vous avez passé plus que deux minutes sur Instagram ou TikTok ces dernières semaines? On peut partir du principe que oui (ou alors, vous venez tout juste de vous réveiller d'un coma; allez embrasser vos proches au lieu de traîner sur watson, que diable). Ce qui me fait dire que normalement, en lisant ces paroles, vous avez déjà la chanson en tête:
Dans le doute, je vais quand même vous pourrir la journée. Voici Beyoncé et son dernier single, Texas Hold 'Em. Ou plutôt TEXAS HOLD 'EM; je comprends pas vraiment pourquoi l'Américaine a besoin d'écrire les titres de ses tubes EN CRIANT.
En fait, si. Peut-être qu'il y a une explication tout à fait rationnelle et compréhensible sur le pourquoi du comment la dame avec son chapeau de cowboy et son bikini en aluminium a besoin de crier. DE CRIER.
Son huitième album studio, Cowboy Carter (pardon, COWBOY CARTER), est sorti le 29 mars. Comme le veut la tradition (et le bon sens marketing), le public avait déjà eu le loisir de découvrir le premier single issu de ce disque quelques jours plus tôt, le 11 février. Un potentiel tube de l'été, selon le média spécialisé Consequence.
Même si on était potentiellement d'accord avec la journaliste à ce moment-là, quelques semaines plus tard, on a envie de s'enfoncer des piques à viande pleine de gras dans les oreilles quand retentissent les premières notes de TEXAS HOLD 'EM. Car avant même d'avoir eu le temps de se demander si oui ou non, ce son nous donne envie de tout plaquer et d'aller rider des chevaux sauvages dans le Wild Wild West, on le déteste. Déjà beaucoup trop entendu. Stop. STOP.
Et pourtant, à moins d'être un fan de Beyoncé ou d'avoir NRJ branché toute la journée, personne n'a écouté le titre en entier. On n'en connaît que les deux premières phrases. Deux phrases entendues 329487534 fois sur Instagram et TikTok. Deux phrases qui nous donnent envie d'aller cramer des pneus à Nashville et de hurler «WHYYY MAIS, WHYYYY??».
Car le titre est devenu LE son à utiliser sur les vidéos TikTok et Instagram. La preuve avec les chiffres avancés par billboard.com: au 18 février, soit une semaine après la sortie de la chanson, 74 000 utilisateurs l'avaient intégrée à une vidéo rien que sur le réseau social chinois. Ça vous donne le tournis? Tenez-vous bien. Selon le magazine spécialisé américain, le chiffre a plus que triplé la semaine suivante, portant le nombre total de vidéos utilisant le morceau à plus de 224 000 au 25 février. Les calculs sont simples: vous voulez chatouiller l'algorithme pour que votre vidéo soit vue des milliers de fois? Vous devez utiliser cette chanson. Une omniprésence qui finit par lasser et par provoquer l'effet inverse.
Le single de Beyoncé n'est pas le premier à passer auprès d'une partie du public de «oh yeah, j'adore ce son!» à «pitié, STOP, je préfère encore me curer les oreilles avec un clou rouillé que d'entendre une seconde de plus de ce titre». Souvenez-vous de Watermelon Sugar. D'abord, c'était sympa et rafraîchissant, cette histoire de métaphore sexuelle avec une pastèque.
Puis, l'enfer: le tube de Harry Styles a été utilisé sur une quantité industrielle de reels et autres TikTok, qui n'avaient pour la plupart rien à voir avec le message du chanteur anglais. Holy crap, on en a bouffé, de la pastèque. Trop, overdose.
Pire encore, le phénomène provoqué par un tube de Petit Biscuit. Il y a quelques années, le morceau Sunset Lover du DJ français a fait un carton sur les réseaux sociaux. Au point que depuis, cette ode au coucher de soleil illustre la moindre story de... Bah oui, de coucher de soleil. Premier degré. De quoi donner envie au plus pacifiste d'entre nous d'envoyer un bon gros missile nucléaire en direction de l'astre solaire et des serveurs d'Instagram.
Et c'est sans parler des classiques, usés jusqu'à la corde par les réseaux, comme Free Bird de Lynyrd Skynyrd, La Foule d'Edith Piaf ou encore You Don't Own Me de Lesley Gore. Mais même l'usure se moque de la musique: on ne surexploite que le passage de la cavalcade de guitares du groupe de rock, on se contente d'un remix pour le tube de l'icône française, et on ne garde que la version revisitée par l'Australienne SayGrace en ce qui concerne la chanson de l'Américaine.
Certes, les temps changent, les technologies évoluent, tout comme notre manière de s'approprier la musique. Sans pour autant remonter aux origines du gramophone, on a d'abord acheté les CDs de nos artistes préférés après les avoir entendus à la radio ou sur MTV. Ouvrir l'emballage en plastique du disque, entre excitation et électricité statique. On s'est échangé des compils home made, l'ultime preuve d'amour, remplies de titres téléchargés sur LimeWire, à la qualité sonore parfois douteuse.
Puis, les fourres de CDs ont petit à petit disparu. A la place, on a chargé de la musique sur iTunes, pour la transférer dans des iPods de plus en plus petits, au point qu'à la fin, ils ressemblaient à des pincettes.
On a switché sur Spotify, avec tant d'aisance qu'Apple a fini par supprimer son historique iTunes pour lancer sa propre plateforme. Une façon d'écouter la musique qui changeait encore: exit le CD qu'on écoute de la première à la dernière seconde, de la première à la dernière chanson, on s'est mis au mode aléatoire. Un mode qui n'a pas plu à tous les artistes. Malgré l'évolution de la consommation musicale, certains, comme Adele, préfèrent qu'on continue de les écouter comme des disques.
Selon la chanteuse anglaise, il y a un sens, une logique à l'enchaînement des titres sur son album. Il faut les écouter «à l'ancienne», dans l'ordre que la diva a décidé pour vous.
This was the only request I had in our ever changing industry! We don’t create albums with so much care and thought into our track listing for no reason. Our art tells a story and our stories should be listened to as we intended. Thank you Spotify for listening 🍷♥️ https://t.co/XWlykhqxAy
— Adele (@Adele) November 21, 2021
Si Adele s'est démenée pour faire entendre sa voix auprès de Spotify, il semble que Beyoncé n'a pas fait de même afin que sa chanson ne soit plus utilisée par les influenceurs en quête de clics. Et c'est bien dommage.
Car cet album, sur lequel l'artiste a travaillé pendant cinq ans, a de nombreux messages à faire passer. Notamment celui de rappeler que la place des musiciens noirs dans la country est absolument indiscutable, dans une Amérique autrefois très raciste, qui n'a pas hésité à effacer ces artistes des radios. Une Amérique qui peine, encore aujourd'hui, à apprécier ses talents à leur juste valeur.
Ainsi, avant même de pouvoir devenir un hymne, une revanche pour les racines noires de la country, on a déjà trop entendu TEXAS HOLD 'EM. Sur des reels et des TikTok suintant la vanité, voire le néant. Certaines de ces vidéos auraient pu ne pas voir le jour que le monde ne s'en serait que mieux porté.
Certes, il ne s'agit pas d'une thèse de doctorat sur les origines de la musique ou du racisme aux Etats-Unis. COWBOY CARTER est un produit commercial, qui a tout de même pour ambition de se vendre. Mais le travail de l'artiste, avec TEXAS HOLD 'EM, et plus largement avec cet album, ne peut pas se résumer à ça. On ne veut pas imaginer que Beyoncé a passé cinq ans à s'imprégner de l'histoire de la country dans le but de finir comme une vulgaire tendance sur les réseaux qui s'en ira aussi vite qu'elle est arrivée.