Ces dernières semaines, Beyoncé n'a eu de cesse de défrayer la chronique, tout en attisant les contrastes. Côté pile, ses deux titres dévoilés pendant le Super Bowl, 16 Carriages et Texas Hold’Em, l'ont propulsée au premier rang du Billboard Hot 100, une semaine seulement après leur sortie. Surtout, Beyoncé est devenue la première femme noire à se hisser en tête du classement dans la catégorie Hot Country Songs.
Côté face, cette entrée fracassante dans le sérail très cloisonné de la country fait grincer des dents. A commencer par celles de l'acteur John Schneider (connu pour son rôle dans la série Shérif, fais-moi peur), qui avait beaucoup à dire sur le fait que certains artistes «piétinent» les platebandes du genre traditionnel:
Queen B n'a cependant pas réagi à toute cette polémique. Droite dans ses santiags, elle a même divulgué ce jeudi le nom très évocateur de son album, qui sera diffusé dès le 29 mars: Cowboy Carter. Pour rappel, cet opus est le deuxième volet d'un triptyque qu'elle dit avoir enregistré pendant la pandémie de Covid-19.
Pourtant, ce n'est pas la première fois que des artistes noirs enfilent le chapeau de cow-boy, manient le lasso et chantent de la musique country. L'image ultra-traditionnelle de ce genre a toujours été négociée - et rejetée. Malgré cela, les tentatives des milieux blancs et conservateurs américains pour le cloisonner se poursuivent aujourd'hui encore, et Beyoncé en fait aujourd'hui les frais. Il n'est donc pas étonnant que la chaîne de télévision country KYKC a d'abord refusé de diffuser la chanson Texas Hold 'Em.
Mais même au sein de la scène country, autrefois réputée comme étant le bastion de l'Amérique blanche et conservatrice, beaucoup de choses sont en train de bouger. Aujourd'hui, elle est aussi divisée que la société américaine dans son ensemble. Mais tout de même: qu'une artiste noire comme Beyoncé, considérée jusqu'ici comme une chanteuse de R'n'B, prenne d'assaut les charts country et occupe la première place, aurait été impensable jusque dans les années 60.
Pour bien comprendre les racines du phénomène, replongeons-nous quelques années en arrière. En 1962, la sortie de l'album Modern Sounds in Country and Western Music du chanteur Ray Charles provoqua un tollé. Il fut rapidement réétiqueté et rangé dans le tiroir pop.
Cette mesure n'a toutefois pas empêché le succès fulgurant de l'album. Et lorsque le chanteur Charley Pride enregistra en 1966 son premier single The Snake Crawls at Night, avec la légende de la country Chet Atkins, la maison de disques n'envoya pas de photos promotionnelles.
Le label craignait les foudres de la communauté country, du fait que Pride était noir. Malgré ces craintes et réticences, Pride est devenu l'un des artistes les plus célèbres du genre. Jusqu'à sa mort, il y a un peu plus de trois ans, il a décroché 29 hits numéro 1 dans les charts country.
Mais d'où viennent ces tentatives persistantes de cloisonnement? L'histoire de la musique a longtemps mis l'accent sur l'indépendance des traditions noires et blanches. Alors que le jazz et le blues sont associés à la culture afro-américaine, la country a été exclusivement associée à la culture de l'Amérique blanche jusque dans les années 60. Plus encore: l'origine du chanteur définissait si le morceau était blues, ou issu du sérail de la musique country.
Cette frontière culturelle a été renforcée par l'industrie naissante du disque, ainsi que par les stations de radio, qui ont divisé la musique en «Race Music» (pour les Noirs) et «Hillbilly Music» (pour les Blancs), en pensant que le blues et la country s'adresseraient à des couches d'acheteurs différentes.
La country n'a donc jamais appartenu, de façon complète et exclusive, à un seul groupe social. Ses racines plongent au début du 20e siècle, dans la musique populaire des immigrants européens, surtout d'Irlande et d'Angleterre.
Elle s'est développée à partir de la musique dite «Old Time Music» des Appalaches du Sud, des Hillbillys moqués comme des ploucs, pour devenir la country. Mais malgré la ségrégation raciale qui régnait à l'époque dans les États du Sud, les musiciens s'influençaient mutuellement par-delà les barrières raciales. Et il est prouvé que la country a de fortes racines afro-américaines. Le banjo, l'instrument à quatre cordes qui donne son style au genre, remonte à l'instrument d'Afrique de l'Ouest, le ngoni (également appelé xalam) ou l'akonting, qui sont arrivés dans le Nouveau Monde avec les esclaves.
La country est le merveilleux résultat de l'acculturation dans le Sud multiculturel des États-Unis. Un bâtard, comme tous les autres styles de musique dite «roots» qui ont vu le jour dans le Sud. C'est pourquoi, très tôt, la country s'est associée au blues afro-américain.
En 1927, Jimmie Rodgers, le père de la musique country, a enregistré le légendaire Blues Yodel, qui adopte la forme classique du blues à douze mesures. Et trois ans plus tard, il s'est associé à Louis Armstrong, le musicien de jazz le plus populaire et le plus innovant de l'époque, pour enregistrer le Blues Yodel, No. 9.
Jimmie Rodgers a manifestement été influencé par des musiciens et musiciennes de blues noirs. Inversement, des musiciens de blues noirs se sont également inspirés de Rodgers, des musiciens de blues originels comme Robert Johnson et Tampa Red, mais aussi de B.B. King et Howlin Wolf. Comme ce dernier l'a lui-même expliqué, son fameux falsetto hurlant est né d'une tentative de jodler comme Jimmie Rodgers.
Il est intéressant de constater que les artistes les plus novateurs de la country ont toujours fait référence au blues et aux musiciens de blues. Hank Williams (1923-1953), l'une des figures les plus influentes de l'histoire de la musique country, avait toujours souligné qu'il avait appris son jeu de guitare auprès d'un musicien de rue noir.
Le guitariste afro-américain Lesley Riddle a eu une grande influence sur la musique de la Carter Family, fondée en 1927, qui a joué un rôle déterminant dans le développement de la musique country commerciale.
Mais Bill Monroe, qui a fondé le bluegrass acoustique à la fin des années 30, avait lui aussi toujours souligné que sa musique était en grande partie influencée par les modèles afro-américains du blues et du gospel. Malgré cela, lui et sa musique ont été considérés comme faisant partie de la musique country. La liste des artistes country ayant des affinités avec le blues est longue. Il ne faut pas oublier l'icône de la country Johnny Cash, décédé en 2003, qui voulait à l'origine devenir chanteur de gospel, ainsi que l'outlaw de la country Willie Nelson, aujourd'hui âgé de 90 ans.
«La country n'a jamais été blanche, mais, issue des États du Sud marqués par le multiculturalisme, elle a toujours été aussi noire, indigène, mexicaine», écrivait la journaliste Taylor Crumpton dans un article retentissant pour Time.
Et depuis Ray Charles, des chanteurs noirs ont toujours «braconné», au moins de manière isolée, dans le Countryland.
Parmi eux, Bobby Womack, Solomon Burke, Al Green, Tina Turner ou les Pointer Sisters. Willie Nelson a d'ailleurs souligné à plusieurs reprises qu'avec Modern Sounds in Country and Western Music, Ray Charles avait fait plus pour la country que tout autre artiste. Les frontières sont devenues de plus en plus perméables, l'échange mutuel entre les genres s'est intensifié.
Pourtant, les traditionalistes ont réagi avec indignation lorsque James Brown, le frère du funk et de la soul, s'est produit en 1979 au Grand Ole Opry House de Nashville. Et tandis que les musiciens blancs interprètent librement le blues, les musiciens country noirs qui se lancent dans la country sont aujourd'hui encore perçus comme un affront dans certains cercles.
Le rappeur Lil Nas X en a fait l'expérience lorsqu'en 2019, sa chanson Old Town Road, truffée d'éléments country, a été retirée des hit-parades country. Aujourd'hui encore, les artistes noirs sont d'abord considérés pour la couleur de leur peau, puis seulement pour leur musique. L'héritage de la ségrégation perdure.
Beyoncé n'est pas la première musicienne noire à chanter de la country. Des chanteuses comme Mickey Guyton, Vicki Vann ou Rissi Palmer ont fait un travail préparatoire important pour l'égalité des droits. De même, des chanteurs comme Carl Ray, qui a traduit le classique funk Play That Funky Music, White Boy en musique country: Play That Country Music, Black Boy!
Aujourd'hui, la country-girl Beyoncé lui emboîte le pas. Le prestige de la superstar noire est toutefois incomparablement plus grand que celui des précurseurs. Beyoncé pourrait donc déclencher une poussée similaire à celle de Ray Charles en son temps.
Mais le moment est également très pertinent. Au moment où les tendances au cloisonnement reprennent de l'ampleur et où la politisation de l'art et de la culture prend de nouvelles dimensions aux Etats-Unis et dans le monde, Beyoncé entre en scène. Comme Taylor Swift au football, elle s'immisce dans un genre qui a longtemps été considéré comme le refuge de l'Amérique blanche conservatrice, et s'en donne les moyens.
En ce sens, la déclaration musicale de Beyoncé est aussi hautement politique. Surtout en cette année électorale décisive pour l'Amérique.