Tout commence de manière anodine: un nouveau contact sur les réseaux sociaux. Un échange s’ensuit, ponctué de nombreux compliments et questions personnels.
Les victimes ne se doutent pas qu’il s’agit de faux profils, qui simulent d’abord de grands sentiments avant d’invoquer un coup du sort nécessitant une aide financière. Ce type d’arnaque sentimentale sur Internet s’appelle le Romance Scam, une escroquerie qui touche de nombreuses personnes en Suisse.
Si ces arnaques sont désormais mondiales, leur berceau reste l’Afrique de l’Ouest, notamment la Côte d’Ivoire, le Nigeria, le Ghana ou le Bénin. Longtemps limitées aux victimes francophones ou anglophones, elles s’exportent facilement grâce aux outils de traduction automatique alimentés par l’intelligence artificielle.
C’est ce qui a permis l’émergence de véritables usines à arnaques en ligne en Asie du Sud-Est. Le criminologue Olivier Beaudet-Labrecque étudie le phénomène depuis plusieurs années et a mené des entretiens avec des escrocs et des représentants des forces de l’ordre en Afrique de l’Ouest.
Vous vous êtes rendu plusieurs fois en Côte d’Ivoire pour vos recherches et y avez rencontré de nombreux arnaqueurs. Qui sont-ils?
Olivier Beaudet-Labrecque: Il s’agit principalement de jeunes hommes.
Mais la majorité sont de jeunes adultes. Les meilleurs d’entre eux, ceux qui ne font pas de fautes d’orthographe ont généralement fait des études supérieures. Malgré leur diplôme universitaire, ils ne trouvent pas d’emploi dans leur pays, c’est pourquoi ils se tournent vers les arnaques sentimentales. Il faut savoir qu’en Afrique de l’Ouest, les Romance Scammers qui réussissent sont nombreux et exhibent ouvertement leur richesse.
Comment cela se manifeste-t-il?
Un coiffeur proche de la retraite m’a raconté, ainsi qu’à mon équipe, qu’il ne trouve personne pour reprendre son salon. Personne ne veut de cette affaire, car les revenus ne permettront jamais de s’acheter une Mercedes. Or, son voisin, un arnaqueur, en conduit une. Le coiffeur s’est alors rendu à l’évidence:
Les scammers utilisent des techniques psychologiques sophistiquées. Où les apprennent-ils?
Dans les cybercafés. Ce sont de véritables lieux d’apprentissage et de réseautage. Les jeunes y observent les escrocs plus expérimentés et leur demandent des conseils: par exemple, comment isoler systématiquement les victimes de leur entourage.
En Côte d’Ivoire, ce mode d’apprentissage informel dans les cybercafés est le plus courant. Au Nigeria et au Ghana, il existe même des académies informelles où l’on forme les jeunes à devenir scammers.
Ces délits sont-ils organisés par des bandes?
Cela dépend des régions. En Asie du Sud-Est, on a affaire à des organisations de type mafia. C’est là que se pratique principalement le pig butchering: après avoir gagné la confiance de la victime, les escrocs lui proposent de faux investissements en cryptomonnaies via des applications frauduleuses.
Et en Afrique de l’Ouest, comment les auteurs sont-ils organisés?
La plupart du temps, les escrocs y sont faiblement connectés entre eux. En général, chacun est son propre patron.
Les cybercafés servent à échanger ces informations. Certains se partagent même des scripts de conversation préécrits.
Un scammer peut-il discuter avec plusieurs victimes en même temps?
Cela dépend du stade de la relation. Lorsqu’il recherche de potentielles victimes, il discute avec plusieurs personnes à la fois en posant des questions simples, comme «As-tu bien dormi cette nuit? » ou «Qu’as-tu mangé?». Ce sont des échanges banals qui ne nécessitent pas de mémoire. Mais dès qu’une victime envoie de l’argent, l’escroc se concentre exclusivement sur elle.
Que pensent les escrocs de leur activité?
Les avis varient. Certains prennent conscience, à cause de critiques dans leur entourage, que leur comportement est criminel et y mettent un terme. Mais pour la plupart, ce n’est pas un problème. Ils se disent:
D’autres invoquent même le colonialisme: «Les Blancs sont venus autrefois dans nos pays pour nous voler. Aujourd’hui, nous reprenons une partie de cette richesse.»
Ont-ils conscience de la souffrance psychologique infligée à leurs victimes?
La douleur psychologique ne les concerne guère. C’est un sujet qu’ils préfèrent éviter. Ils n’en parlent pas.
Vous avez mentionné que les scammers affichent leur richesse. Comment sont-ils perçus par la population?
L’opinion publique à leur sujet a beaucoup évolué ces dernières années. Cela s’explique notamment par le fait que les escrocs font aussi des victimes locales.
Or, ces rituels ont une signification très importante en Afrique de l’Ouest, et leur instrumentalisation suscite une profonde indignation.
La justice les poursuit-elle?
Oui, des pays d’Afrique de l’Ouest comme la Côte d’Ivoire mènent aujourd’hui une lutte active contre les scammers. Il y a une quinzaine d’années, lorsque le pays était secoué par des conflits politiques, l’Etat avait d’autres priorités. A l’époque, ces jeunes hommes qui rapportaient de l’argent étaient plutôt tolérés. Mais le gouvernement a fini par comprendre que la cybercriminalité nuit gravement à l’image du pays.
Quelles peines encourent les scammers?
Cela dépend de l’ampleur de l’escroquerie. Les services judiciaires sont surchargés, car ils traitent à la fois des cas locaux et internationaux. Ils doivent donc donner la priorité à certains dossiers.
Dans ces cas, les auteurs écopent de lourdes amendes et peines de prison. Mais les capacités d’incarcération sont largement dépassées. Mon équipe et moi avons pu le constater lors de nos recherches sur place, c’est inimaginable.
Traduit et adapté de l'allemand par Léon Dietrich