Des paysages à couper le souffle, parsemés de spectaculaires monuments anciens. Montagnes enneigées, vallées verdoyantes ou désertiques, châteaux, mosquées et antiques citadelles. On se croirait sur le site de n'importe quelle agence de voyages, si ce n'était pour les destinations proposées: Irak, Syrie, Yémen, Afghanistan. Des pays récemment, voire actuellement en proie aux troubles et à la guerre.
La société de voyages Against the Compass, basée à Barcelone, est spécialisée dans ce type d'expéditions. «Nous n'organisons des voyages que vers des destinations difficiles d'accès et où il est compliqué de se rendre en solo», nous explique son fondateur, Joan Torres. «C'est notre règle numéro un».
A la tête d'une équipe de cinq personnes, ce routard converti en tour-opérateur propose une trentaine d'excursions cette année. Pakistan, Irak, Syrie, Afghanistan, Mauritanie, Yémen, Somaliland, Erythrée... Pour une somme oscillant entre 1300 à 3200 euros, vous pouvez vous offrir un voyage dans des pays où les séjours de tout type sont formellement déconseillés par le Département fédéral des Affaires Etrangères (DFAE).
«Les Suisses qui séjournent en Afghanistan malgré les recommandations du DFAE doivent être conscients que pour la Suisse il est très difficile, voire impossible, de leur porter assistance», peut-on par exemple lire sur le site de la Confédération. Un constat similaire est formulé pour la Syrie, l'Irak et le Yémen. Pourtant, Joan Torres l'assure:
L'Espagnol fournit l'exemple du Mali, où «la situation est très instable» et les informations, «très floues». Raison pour laquelle il a «cessé d'organiser des expéditions dans ce pays». La guerre à Gaza l'a également forcé à modifier ses plans.
Concernant l'Afghanistan, Joan Torres affirme que le pays a retrouvé une certaine stabilité avec les talibans. «Il est beaucoup plus stable par rapport à ma dernière visite, avant que les talibans ne prennent le pouvoir», déclare-t-il. «C'est pourquoi nous y emmenons des voyageurs».
Julien* partage le même avis. Ce Suisse, grand passionné du Moyen-Orient, s'est rendu avec Against the Compass en Syrie et en Afghanistan. «Je n'y serais pas allé tout seul», raconte le jeune homme, pourtant déjà passé par Israël, la Palestine, la Jordanie, le Liban, l'Iran et l'Irak. «C'est peut-être faisable, mais je sais que je n'aurais pas été à l'aise».
Le verdict? «Je ne dis pas qu'il s'agit de pays absolument sûrs, mais, une fois sur place, je n'ai ressenti aucun danger», retrace-t-il. Et d'évoquer une «expérience merveilleuse et variée».
Pour gérer ces situations, Against the Compass fait appel à des fixeurs locaux. «Ils sont absolument nécessaires», explique Joan Torres. Sans eux, impossible d'organiser les transports, réserver des hôtels (quand il y en a) ou passer les checkpoints. Pour cette raison, l'Espagnol peut compter sur des équipes locales partout où il organise ses voyages.
«J'ai également constaté que, sur place, la vie suit son cours», poursuit Julien. «C'est toujours un peu délicat à dire, parce que les médias ne montrent que les choses négatives. Elles existent malheureusement, c'est la vérité», concède-t-il.
Le jeune homme reconnaît que «tout n'est pas positif». «La situation des femmes, pour ne citer que ça, est catastrophique». C'est là le point crucial de ce type d'expérience: la dimension éthique. Est-il légitime de visiter des pays marqués par la guerre et gouvernés par des régimes autoritaires, voire terroristes?
«Je suis d'accord avec ceux qui disent qu'il s'agit de destinations controversées», assume Julien, qui précise préférer le terme «voyage» à celui de «vacances». «Je vais dans ces endroits par curiosité et par intérêt, pas pour soutenir le régime en place, ou parce que je l'approuve», développe-t-il.
«Je sais que nous ne sommes pas une ONG. En fin de compte, nous sommes une société de voyages, nous allons dans ces pays pour faire de l'argent», indique Joan Torres. «Mais nous ne travaillons qu'avec des guides locaux», se défend-il. «Ce que nous faisons là-bas ne fait aucun mal. Au contraire, nous contribuons à l'économie locale».
Ce type de voyages suscite régulièrement la controverse. Comme en 2019, lorsque le retour du tourisme dans la Syrie meurtrie par la guerre civile avait provoqué une onde d'indignation, tant parmi la population locale qu'en Occident.
Et pourtant, les faits montrent un engouement croissant pour ce type de destinations. Joan Torres assure remplir toutes ses tournées, certains desquelles affichent déjà complet. En 2023, Against the Compass a fait voyager des personnes de 42 nationalités différentes, selon son fondateur.
L'agence espagnole n'est, de loin, pas la seule à s'être engouffrée dans la brèche. La société chinoise Young Pioneer Tour, ainsi que Rocky Road Travel, basée à Berlin, proposent des voyages similaires. Selon Al Jazeera, le nombre de touristes étrangers visitant l'Afghanistan a augmenté de 120% entre 2022 et 2023, pour atteindre près de 5200 personnes.
«Il existe un intérêt pour ce type de destinations», confirme Joan Torres, qui voit dans l'émergence de ce phénomène une conséquence du tourisme de masse. «De nos jours, toutes les destinations typiques sont inondées par des centaines de milliers de vacanciers», avance-t-il.
«Certains individus veulent voyager dans ces régions parce qu'ils veulent être partout», poursuit-il. «D'autres sont simplement très intéressés par le Moyen-Orient, ou aiment aller dans des pays où personne ne va».
«Je dois admettre que se rendre dans des endroits où il n'y a pas de touristes est fascinant», abonde Julien, qui affirme ne «pas particulièrement apprécier» des destinations comme Bali ou la Thaïlande. «Elles sont peut-être magnifiques, mais on y trouve la moitié de l'Occident, et cela me rebute un peu».
Tout comme Julien, Joan Torres revendique une «philosophie de voyage» propre à Against the Compass. «Si votre objectif est de vous la jouer influenceur et de montrer à quel point vous êtes cool parce que vous allez dans des endroits dangereux, c'est mauvais», fustige-t-il.
«Pour moi, l'objectif principal consiste à s'informer et raconter ce qui s'y passe à travers mes propres yeux», conclut l'Espagnol. «C'est ce que nous essayons de faire avec nos expéditions».
Tout est donc permis? Où poser la limite? Pour Julien, elle coïncide avec la guerre. Une situation qu'il dit ne pas chercher. «S'il y a un conflit en cours, je n'y vais pas. En ce moment, par exemple, je n'irais pas au Yémen, en Israël, en Ukraine, ni même en Syrie, où la situation est en train de se dégrader», indique-t-il.
Le jeune homme ne compte pas s'arrêter là, et affirme profiter du fait d'être «en forme» et «sans attaches» pour visiter ces destinations. D'autres séjours dans la région devraient donc suivre, mais ce n'est pas sûr qu'il en parlera à ses proches.
«J'ai parlé de mes voyages en Syrie et Afghanistan à un cercle restreint de personnes», avoue-t-il. Ses collègues n'en font, par exemple, pas partie. «D'abord, parce que je n'ai pas envie d'évoquer tous les détails de ma vie, ensuite parce que cela pourrait être mal interprété».
*Julien est un prénom d'emprunt