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Philip R. Stone: «le tourisme noir est un produit de masse»

Des touristes à Auschwitz
Des touristes à Auschwitz.Image: Imago

«On trouve désormais un bowling à Auschwitz»

Le terme «tourisme noir» désigne l'acte de visiter des lieux associés à la souffrance et à la catastrophe. Une expérience révélatrice de notre lien avec la mort, ainsi que des relations entre mémoire, morale et consommation. Et qui est loin d'être problématique, assure Philip R. Stone, principal expert du sujet. Interview.
27.04.2024, 11:0901.05.2024, 10:09
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Quel est le lien entre Auschwitz-Birkenau, Tchernobyl et le mémorial du 11-Septembre? Tous ces lieux, marqués par des tragédies, sont par la suite devenus des attractions touristiques. L'acte de les visiter a un nom: tourisme noir, ou sombre (de l'anglais «dark tourism»). Souvent qualifiée de controversée et moralement discutable, cette pratique fait l'objet de recherches scientifiques depuis une vingtaine d'années.

Philip R. Stone en est le principal théoricien. Le Britannique dirige l'«Institute for Dark Tourism Research» à l'Université du Lancashire central de Preston, Royaume-Uni. Le 16 avril, il a donné un cours ouvert au public à l'Université de Lugano, où nous l'avons rencontré.

Vous travaillez sur le tourisme sombre depuis plus de vingt ans. Le terme est aujourd'hui très connu. Comment expliquez-vous ce succès?
Philip R. Stone: J'ose dire que c'est en grande partie grâce à mon travail (rires). Les médias ont également joué un rôle, et cela a été une stratégie délibérée de ma part. En 2004, quand j'ai donné ma première conférence aux Etats-Unis, les médias ont commencé à s'intéresser au sujet. A partir de ce moment, je me suis dit qu'il fallait les impliquer, car ce terme est tellement provocateur.

Dans quel sens?
Le tourisme est souvent considéré comme une activité triviale et très passive. On parle par ailleurs de «hordes de touristes», une expression magnifique qui désigne des sortes de zombies qui se contentent de se promener et de regarder le paysage, qui consomment sans s’imprégner de la culture et qui énervent la population locale.

«Il suffit de regarder des villes comme Venise ou Amsterdam. Je pense que c'est le cas pour de nombreux touristes»

Egalement pour les adeptes du tourisme sombre?
Non. Prenez l'exemple de Ground Zero à New York, un site que j'ai beaucoup étudié. Visiter Ground Zero est une expérience très sombre, et les gens agissent généralement de manière appropriée. Je ne suis pas la police morale, je n'ai pas de code éthique sur la manière de se tenir dans de tels endroits, mais j'ai pu constater que les visiteurs adoptent spontanément une sorte de code de conduite.

Peut-on, dès lors, parler de touristes sombres?
Il n'existe pas de touriste sombre, à mon avis. Le mot sombre («dark», en anglais) suggère que le touriste soit en quelque sorte déviant ou immoral. Dans mes recherches, j'ai pu voir que les gens qui visitent ces lieux veulent en apprendre davantage sur les atrocités qui s'y sont produites. Ou, du moins, en être impactés. Il n'y a rien de sombre là-dedans.

Le tourisme noir n'est donc pas quelque chose de négatif?
En tant que pratique, je ne pense pas qu'il soit négatif. A la fin de chaque cours, je dis à mes étudiants que le tourisme sombre traite de la mort, mais il a plus à voir avec la vie et l'existence. C'est un aspect positif.

Philip R. Stone travaille sur le tourisme noir depuis plus de vingt ans.
Philip R. Stone travaille sur le tourisme noir depuis plus de vingt ans.image: watson

Et ce, indépendamment des motivations des touristes?
Je pense que les motivations qui nous poussent à visiter de tels lieux sont assez évidentes. Les traumatismes culturels nous intriguent.

«Le tourisme sombre nous expose à la mort, mais il s'agit essentiellement d'une manière de nous souvenir des morts en nous souvenant de nous-mêmes»

C'est-à-dire?
Aujourd'hui, nous sommes déconnectés de la réalité sociale de la mort. La vraie mort, celle du moi ordinaire, est désormais cachée derrière la façade professionnelle des hôpitaux, des hospices et de l'institution médicale. Nous ne sommes plus exposés aux morts comme nous l'étions dans le passé, où les morts nous entouraient. Ainsi, lorsqu'une catastrophe se produit, comme un tsunami ou un attentat, cela nous affecte. Des gens ordinaires dans la vie deviennent significatifs dans la mort. Nous voulons voir ça, parce que ces gens-là, c'est nous. Vous et moi, par exemple, on aurait très bien pu mourir dans le World Trade Center le 11 septembre 2001.

«Je pense donc que nous sommes conscients de la fragilité du monde dans lequel nous vivons»

C'est pour cette raison que vous parlez du tourisme sombre comme d'une institution de médiation?
Exactement. Le tourisme sombre médiatise notre sentiment de mortalité par le biais des sites de fatalité, où des personnes sont mortes dans des circonstances horribles. Car ce n'est pas ce que nous voulons. Nous voulons mourir de manière digne et non douloureuse après une longue vie. C'est une mort romantique.

«Mais dans la réalité, pour la plupart des gens, la mort est mauvaise, technique. Nous sommes entourés d'étrangers qui nous bourrent de produits chimiques»

Lorsqu'une mort tragique survient, nous médiatisons notre sentiment d'être dans un monde très fragile et instable. Parfois, nous avons simplement besoin de nous ancrer dans notre propre sens de l'être.

S'agit-il d'une expérience thérapeutique, en quelque sorte?
C'est une façon intéressante de voir les choses, même si j'utiliserais plutôt le mot «cathartique». Je me suis rendu à Ground Zero à de nombreuses reprises, et avant que le mémorial officiel ne soit construit, il y avait un site géré par les familles. Lorsqu'on y entrait, on était encouragé à vivre une expérience spirituelle. Il s'agissait presque d'une église, où l'on s'asseyait, on réfléchissait, on méditait. Parce que les personnes décédées nous ressemblaient, parce qu'il s'agit de nous, encore une fois. Vu sous cet angle, le tourisme sombre permet la catharsis, c'est une très bonne chose.

Y a-t-il un rapport avec le tourisme sombre et l'histoire?
Oui, on fait également l'expérience de ce genre d'endroits pour rendre hommage. C'est une sorte de pèlerinage. Car si ces lieux n'existaient pas, ces périodes de l'histoire seraient oubliées. Et si vous oubliez l'histoire, vous commettrez les mêmes erreurs. Nous devons essayer de commémorer le passé. Auschwitz est devenu un musée en 1947, très rapidement après la fin de la guerre, parce qu'on y voyait un moyen de préserver la mémoire, une leçon du passé et un avertissement pour l'avenir.

Vous dites que le tourisme sombre a toujours existé. En quoi il est différent aujourd'hui?
Tout au long de l'histoire, il est arrivé que les gens soient attirés par des sites de mort et de désastre. Les habitants de Rome allaient voir les jeux de gladiateurs. Pendant la bataille de Gettysburg, en 1863, il y avait des spectateurs qui observaient les combats à l'extérieur du champ de bataille. On ne l'appelait pas «tourisme sombre» à l'époque, bien sûr, mais je crois que le tourisme sombre est une forme moderne de ces pratiques.

«La différence par rapport au passé, c'est qu'aujourd'hui, il s'agit d'un produit de masse. Il attire les foules. Et je pense que c'est ce qui le rend provocateur»

Une infrastructure est donc nécessaire pour qu'on parle de tourisme sombre?
Sans un infrastructure touristique, il n'est pas possible d'avoir ce mouvement de masse. Surtout si l'on considère que ces lieux n'ont souvent pas été conçus pour le tourisme. Auschwitz est une ancienne caserne de l'armée polonaise. Birkenau est un camp de concentration construit à cet effet. Il faut donc les adapter. Et c'est là qu'intervient la banalité.

«Je vais régulièrement à Auschwitz depuis une quinzaine d'années. Pendant ce temps, j'ai vu le site se développer. Il y a de nouveaux hôtels, un restaurant chinois, un bowling»

Les gens me demandent pourquoi Auschwitz devient si attrayant. La réponse est simple: les compagnies aériennes à bas prix desservent Cracovie. Si elles ne le faisaient pas, il n'y aurait aucun moyen de transporter une telle masse de personnes. Auschwitz serait toujours là, il serait toujours un musée, mais il n'attirerait pas un million de personnes chaque année.

On associe souvent tourisme sombre et voyeurisme. Qu'en pensez-vous?
En fin de compte, que nous le voulions ou non, nous sommes tous des voyeurs. Je suis en Suisse pour la première fois et je suis un voyeur dans le sens où je sors et regarde vos paysages et vos belles architectures. Mais lorsque nous sommes voyeurs dans des lieux de calamité et de catastrophe, la frontière entre la commémoration et la commercialisation est subtile. Et je pense que nous sommes toujours à la recherche de cette limite.

Pratiquez-vous ce type de tourisme vous-même?
C'est une très bonne question. J'ai toujours été intéressé par l'histoire, et une grande partie de l'histoire est sombre, avouons-le. A l'école, on apprend surtout ses éléments les plus tragiques. Donc, je pense que oui, j'ai toujours été un adepte du touriste sombre.

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