Voilà une dizaine de jours que Rafa a annoncé son forfait de Roland-Garros et je ne m'en remets pas. Aussi prévisible soit-elle, la décision de l'Espagnol, blessé, m'a brisé le cœur. Une petite partie de moi voulait tout de même y croire, comme on croit qu'on arrivera à être à l'heure au briefing de 9h15 en se réveillant à 8h48. On se pointe comme une fleur en faisant mine d'être là depuis une demi-heure. Et ça passe. Là, pour l'Espagnol qui jouait la montre contre la guérison, ça n'est pas passé. Cette année, Rafa ne sera pas à Paris.
Après le déni, la colère, le marchandage, j'en suis à la quatrième étape du deuil: la dépression. Non, je n'exagère pas. Je suis perdue. Aussi loin que remontent mes souvenirs tennistiques, la Porte d'Auteuil a toujours vibré sous la puissance bestiale des frappes de gaucher du Majorquin. Je n'ai rien connu d'autre.
Ado, j'ai attrapé le virus grâce à ma meilleure amie, espoir suisse du tennis. Elle m'emmenait «gratter la petite jaune» sur le mur du tennis club d'Yverdon (VD). Mais c'est avec l'arrivée fracassante de Rafa à Paris que l'engouement est devenu passion, irrémédiablement, à réclamer à ma mère un abonnement à Tennis magazine, à vouloir être journaliste sportive, à rêver de bosser plus tard pour L'Equipe.
Une passion dévorante que je dois encore aujourd'hui à cet Espagnol qui fêtait ses 19 ans le jour de sa demi-finale en 2005, pour sa première participation aux internationaux de France, contre un certain... Roger Federer. Le début d'une rivalité historique, légendaire, dont l'épilogue s'est tenu en septembre dernier, à Londres, lorsque le Maître a rangé ses raquettes après un dernier match en double avec son adversaire et ami.
Retournons en 2005, lorsque débarque cette jeune brute chevelue ultrasensible, avec un biceps gauche si ridiculement costaud qu'il est obligé de porter un horrible marcel vert pour ne pas faire craquer le tissu de ses manches. N'y allant pas avec le dos de la cuillère lorsqu'il s'agit de faire saigner des yeux ses adversaires et les spectateurs, le jeune Rafa complète son look d'un pantacourt blanc, et ocre de terre battue au bout de cinq minutes.
Aujourd'hui, alors que débute ce premier Roland sans Rafa en 18 ans, même ce style discutable me manque.
Le temps passe. Roger a fait son dernier tour de piste, Rafa va finir par lui emboîter le pas. La saison prochaine sera, selon ses mots, sans doute sa dernière. Mais je ne suis pas prête, je suis biaisée. Le tennis a toujours été, dans ma vision de la chose, associé à ces deux grands champions, aux duels qui touchaient au divin entre ces deux légendes. Avec une préférence pour l'Espagnol, et il faudra que je me fasse une raison. Rafa ne jouera pas à Paris cette année, et un jour, il n'y jouera plus du tout.
Aujourd'hui, alors que les vestiaires parisiens se remplissent de joueurs prêts à soulever le trophée, je suis un peu... vide. N'ayons pas peur des mots, merde, je suis triste. Comme chaque année, à l'approche de mon tournoi préféré, je me réjouis de hurler devant ma télé. Mais cette fois, pas avec la même conviction.
Ce dimanche, je repense à cette ado qui rêvait d'aller à Roland-Garros et qui, en attendant de s'époumoner dans ses tribunes vertes un jour, découpait les articles de presse relatant les victoires du Majorquin. Je me rappelle d'un article de feu Le Matin (une relique du passé, encore), qui parlait du «matador» de la terre battue. Le «tueur» de l'ocre. Un article qui doit toujours traîner dans un carton, quelque part à la cave chez ma mère, avec des bulletins scolaires jaunis et des vieux exemplaires de Tennis mag'. Un carton que je n'ose pas ouvrir, de peur de provoquer une inondation de larmes dans son immeuble.
Cet après-midi, alors que le tirage au sort promet «malgré tout» de belles rencontres parisiennes, je repense à ces matchs d’anthologie, lorsque je séchais l'école pour crier sur des télés qui étaient encore carrées (et sur lesquelles on pouvait, de rage, lancer une balle de tennis sans conséquences). Une époque déjà lointaine, où on devait faire confiance aux juges de ligne et à l'arbitre tant la qualité de l'image, crépiteuse, laissait à désirer comparé à nos actuelles télés en 4K. Devant mon écran plat plus fragile que la hanche de Rafa, j'ai un pincement au cœur.
Rendez-moi ma télé cathodique qui pèse un âne mort. Rendez-moi les affreux marcels verts de Rafa. Rendez-moi mon classeur d'articles de presse qui sentent comme chez un vieux bouquiniste. Rendez-moi Nelson Monfort et ses interviews en franco-hispanico-anglais dans les tribunes avec Toni Nadal, l'oncle et entraîneur, jadis, de cet Espagnol aux cheveux longs et à la hanche en béton armé qui criait à s'en casser la voix et le cordage à chaque coup droit. Rendez-moi mon Roland-Garros.
Rafa,
— Roland-Garros (@rolandgarros) May 18, 2023
We can't imagine how hard this decision was. We'll definitely miss you at this year's Roland-Garros. Take care of yourself to come back stronger on courts.
Hoping to see you next year in Paris 🧡 pic.twitter.com/lTN3GExBFo
Le temps passe, les cheveux tombent, les blessures guérissent moins vite et le poster délavé de Rafa, dans ma chambre d'ado, a été remplacé par un tableau.
«Malgré tout», je suivrai cette édition 2023 de mon tournoi préféré, mais sans avoir besoin de sécher le boulot ou quoi que ce soit, cette fois. Je regarderai les matchs, mais ça ne sera pas avec les yeux brillants d'une gamine, cette fois. Je retournerai sûrement à Roland-Garros un jour, mais ça ne sera pas mon oncle parisien et ses billets «chopés au bureau» qui m'y emmènera en me tenant par la main, cette fois.
J'espère surtout que Rafa, lui, y retournera l'année prochaine. Pour un dernier tour de piste. Pour dire au revoir. Et pour que nous, on dise merci.
En attendant, je vais refermer mon laptop. Il est l'heure d'aller hurler sur une télé trop plate et lire L'Equipe sur un smartphone qui finira lui aussi dans un carton, mais qui ne sentira jamais le vieux papier. Ils écriront peut-être bientôt un article qui dira que oui, le matador sera bel et bien sur le court Philippe Chatrier en 2024. Une dernière fois. D'ici là, j'aurai peut-être atteint la cinquième phase du deuil: l'acceptation.
yes I will miss seeing him play. French Open + @RafaelNadal = one of the most incredible records in history of all sports. https://t.co/Nt7coSK61B
— Roger Federer (@rogerfederer) May 23, 2023
Allez, ça suffit, j'arrête de chialer. Les télés s'aplatissent, les cheveux tombent, c'est la vie. Même sans Rafa, le tennis sera toujours le plus beau sport du monde, Roland-Garros sera toujours le tournoi le plus merveilleux de la terre (battue), et la relève est d'ores et déjà dans les starting-blocks. Dans le vestiaire, à l'instant même, il y a peut-être un futur Nadal, qui adore et déteste cette comparaison à la fois, et qui se prépare à dégommer la petite jaune. Et qui nous fera vibrer aussi.
Bon tournoi à tous!