En raison de son dénivelé positif, la course parisienne est plus difficile que d'autres marathons olympiques, certes. Mais elle ne sera jamais aussi absurde que celle des Jeux de 1904, à Saint-Louis, aux Etats-Unis.
Les couacs et scandales s'y sont enchaînés, si bien que l'épreuve a failli être purement et simplement supprimée du catalogue des JO. Au départ de ce marathon de Saint-Louis, 32 hommes. Seuls quatorze franchiront la ligne d'arrivée... Retour sur une course qui a marqué l'histoire de la discipline.
Les conditions météo sont terribles cet après-midi du 30 août 1904. Les marathoniens, ou plutôt, les coureurs (car nombre d'entre eux n'a jamais pris part à la moindre course) s'élancent à 15 heures 03 sous une chaleur écrasante. On dépasse les 32°C et l'humidité «frôle les 90%» selon plusieurs rapports. La traversée des plaines du Missouri coupent les jambes des athlètes. Le gagnant déclarera d'ailleurs:
Le mercure, l'humidité et le parcours vallonné ne sont pas les seuls à blâmer. L'état des routes, non pavées, manquent de coûter la vie à plusieurs coureurs; l'un d'eux, l'Américain William Garcia, frôle la mort suite à une hémorragie gastrique après avoir littéralement mordu la poussière. Des nuages de poussière causés par le passage des voitures officielles et de chevaux sur le tracé. Non, à l'époque, on ne s'enquiquinait pas à baliser le parcours et à s'assurer que les conditions sont bonnes, ou au moins, acceptables. L'Américain est retrouvé à l'agonie, crachant du sang au bord de la route. Il survivra de justesse.
Le Cubain Félix Carvajal, petit postier (1,55 mètre!) à La Havane, court en chemise, pantalon et chaussures de marche. Il n'a pas de tenue plus appropriée, il a même dû faire du stop pour venir jusqu'à Saint-Louis, car il a perdu tout son argent aux dés à la Nouvelle-Orléans. Le petit Cubain arrive à temps, juste assez pour qu'un autre coureur l'aide et découpe son pantalon pour en faire un short avant le départ.
Durant la course, le facteur a faim; il n'a pas mangé depuis deux jours. Il s'arrête dans un verger pour piquer des pommes... qui lui donnent de pénibles crampes d'estomac. Carvajal se sent mal, il s'allonge. Selon la légende, il pique même un petit somme et finit tout de même... 4e.
Il n'y a pas de réel ravitaillement; juste un puits à mi-parcours. Dans plusieurs publications, une source d'eau est mentionnée vers le 10e km, mais elle ne fait pas officiellement partie de la course. Il ne s'agit pas d'une radinerie des organisateurs, mais d'un acte délibéré. Le directeur de ces Jeux, James Edward Sullivan, voulait justement tester les effets de la déshydratation sur les athlètes. Ce ne sera pas la seule décision douteuse du patron des JO, personnage ouvertement raciste et d'une mauvaise foi crasse. On y revient plus tard.
Après la poussière, les pommes pourries, le puits, voici la triche. Alors que l'Américain Frederick Lorz s'apprête à recevoir la médaille d'or, dans le public, on crie à l'imposture. Il s'avère qu'au 15e kilomètre, Lorz est pris de crampes; il dit abandonner et monte dans la voiture de son entraîneur, saluant les spectateurs sur le bord de la route.
Malheureusement (ou heureusement pour lui), après 17km de trajet, la voiture tombe en panne. Requinqué, l'Américain se remet à courir, il n'a plus que 8km à parcourir (car le marathon ne faisait «que» 40km à l'époque, même si la distance réelle de la course de Saint-Louis reste contestée aujourd'hui). Il fonce jusqu'au stade, mais admet la tricherie lorsqu'elle lui est reprochée. Il expliquera n'avoir terminé la course que pour «plaisanter».
Un acte qui lui vaut une exclusion à vie de cette distance, sanction annulée peu après, lui permettant de participer au marathon de Boston l'année suivante... et de remporter la course.
Alors qu'il est bien placé, le Sud-Africain Len Taunyane se fait pourchasser par une meute de chiens sauvages sur plus d'un kilomètre. Il termine malgré tout à la 9e position, une déception compte tenu de son excellente course jusqu'à cet incident.
Avec son compatriote Jan Mashiani, ils ne sont à l'origine pas à Saint-Louis pour prendre part au marathon olympique: la ville américaine accueille aussi l'Exposition universelle. Les deux Sud-Africains, premiers athlètes noirs de l'histoire à participer aux Jeux, sont des militaires venus jouer des rôles de figurants dans une animation consacrée à la guerre des Boers.
Ils sont invités à participer à la course, qui suscite peu d'intérêt, pour booster le nombre de participants. On dit que Taunyane aurait couru pieds nus, mais les rapports à leur sujet sont vagues; on peut attribuer ce désintérêt au racisme ambiant de l'époque. Notons que le directeur des Jeux, le raciste James Edward Sullivan, est aussi à l'origine, en marge de l'Exposition universelle, des «Journées anthropologiques». Les indigènes sont forcés de participer à des épreuves sportives pour permettre de démontrer, selon Sullivan, la «supériorité de l'homme blanc face aux sauvages». Ambiance.
Tout comme son compatriote, l'Américain d'origine britannique Thomas Hicks a lui aussi manqué d'y passer. Aux alentours du 16e km, épuisé, assoiffé, il supplie deux personnes (dont Charles J.P. Lucas, qui rédige le rapport des Jeux) de lui donner à boire. Ils refusent, mais lui aspergent tout de même la bouche d'eau distillée. Hicks continue.
A 10km de l'arrivée, le coureur est à bout, mais ses deux nouveaux assistants l'empêchent de s'arrêter et lui donnent un mélange de blancs d'œufs et de strychnine, utilisée comme produit pour tuer les rats, qui aurait la faculté de stimuler l'organisme lorsqu'absorbée en très petites quantités. Hicks est remotivé par l'«abandon» de Lorz qui vient de le dépasser en voiture. Ses «entraîneurs» lui redonnent un peu du mélange peu ragoûtant et y ajoutent du brandy. Une recette qui constituera le premier dopage documenté lors des Jeux modernes.
Sur la fin de sa course, l'Américain est pris d'hallucinations. Très affaibli, il doit être porté devant les 10 000 spectateurs du stade Francis Field pour passer la ligne, bien que ses jambes remuent en l'air, comme s'il courait toujours.
Les juges décrètent que cette façon de passer la ligne est acceptable (moins pire que d'avoir parcouru 17km en voiture, en tout cas), et lui donnent la médaille d'or, avec le chrono le plus lent de toute l'histoire des Jeux: 3 heures 28 et 53 secondes.
Hicks reçoit aussi une coupe en argent, mais à bout de forces, il est incapable de la soulever. Il est transporté hors de la piste et soigné en urgence. Entre la déshydratation et le curieux mélange ingéré, le médaillé d'or a perdu plus de quatre kilos durant la course.
La débâcle est si monstrueuse que l'épreuve manque d'être supprimée des Jeux olympiques. Le directeur, James Sullivan, ira même jusqu'à avoir l'outrecuidance de déclarer:
Un rejet du marathon, quand c'est à son organisation bancale, raciste et expérimentale, et à sa décision de «tester» la déshydratation des athlètes, que l'on doit cette gabegie... Un homme qui reçoit tout de même une médaille d'or de la part du Comité international olympique sans pour autant avoir participé à la moindre épreuve.
On peut également s'interroger sur l'impartialité de Charles J. P. Lucas, l'officiel en charge du rapport de ces Jeux, et également entraîneur improvisé du vainqueur. Lucas l'écrira lui-même, d'autres concurrents étaient bien meilleurs que Hicks. Et que dire de son cocktail à base de mort aux rats? Il s'en félicitera:
De nos jours, le médaillé d'or, lui, aurait sans doute été disqualifié pour s'être dopé et avoir passé la ligne porté par des tiers, dont un officiel. Rappelons qu'il n'est pas le seul à avoir bénéficié de soins; ce marathon aura aussi failli avoir la peau de William Garcia, crachant son sang sur le bas-côté.
N'oublions pas les 17km en voiture de Lorz, souvent cité en exemple, notamment lorsque qu'une coureuse l'a imité en prenant le métro en 1979 et 1980 aux marathons de New York et de Boston. Mais il n'était pas le premier à tricher ainsi: le Grec Spyrídon Belókas, lui, s'était assis dans une charrette au premier marathon olympique, en 1896 à Athènes.
Des exploits douteux de Hicks aux épreuves infligées par Sullivan (surnommé «le sadique» cent ans plus tard par The Guardian), en passant par les fruits pourris, l'hémorragie, le tour en voiture et la mort aux rats, ce marathon restera gravé dans l'histoire. Le Comité international olympique le qualifie lui-même de «plus étrange course de l'histoire olympique».
Et encore aujourd'hui, les résultats font jaser. L'an dernier, suite à la découverte d'archives américaines, une démarche de contestation du classement est lancée. La raison? Le médaillé d'argent, le Français Albert Corey, qui vivait aux Etats-Unis à ce moment-là, a été récompensé en tant qu'Américain... car la France n'avait pas jugé utile d'y envoyer une délégation.