27 victoires, 56 podiums, sept globes de cristal pour les classements des disciplines plus les deux sacres au général de Marco Odermatt et Lara Gut-Behrami: les Suisses ont cartonné en Coupe du monde cet hiver. Mais cette compétition intéresse-t-elle vraiment hors de notre pays et celui de notre grand rival, l'Autriche? En Allemagne, l'engouement pour le ski alpin a été plus faible que d'habitude cette année. N'est-il pas un sport de niche à l'échelle mondiale?
Le président de Swiss Ski, Urs Lehmann, est clairement partisan d'une mondialisation de cette discipline. Il balaie l'idée selon laquelle l'intérêt se limite principalement aux deux pays où le ski est un sport national:
Selon lui, le défi consiste à rendre le ski attractif à une époque de grande diversité des offres de divertissement en Occident. Il estime que ce sport jouit d'une belle cote de popularité au niveau international.
Kilian Albrecht, manager de Mikaela Shiffrin depuis 2011, voit également une portée dépassant largement la Suisse et l'Autriche. «Avec 20'000 spectateurs par jour, les courses de Killington aux Etats-Unis ont fait partie des moments forts du calendrier féminin cet hiver. Mais les courses en Slovaquie ou plus tôt à Zagreb ont également connu un grand succès». Selon Albrecht, dans toutes ces destinations, une star locale a été le moteur de l'enthousiasme. Ainsi, le quinquagénaire plaide pour que la Coupe du monde se déroule en premier lieu là où il y a des idoles.
Michael Schiendorfer, responsable marketing de Marco Odermatt, est également sceptique quant à la thèse de l'intérêt limité. Il relève qu'il est très difficile d'évaluer objectivement ce constat et ajoute:
Dans ce contexte, il se réjouit du changement de nation de Lucas Braathen, qui a choisi de skier désormais pour le Brésil. «C'est passionnant de voir ce que cela va éventuellement déclencher». Grâce aussi aux relations avec Red Bull, sponsor de l'athlète.
Kilian Albrecht souhaite, lui, une nette montée en puissance de l'équipe allemande. «Le marché télévisuel allemand est le plus important d'Europe. Et là-bas, les courses de ski ont actuellement la vie dure». En revanche, il se réjouit de ce que «son» skieur, Dave Ryding, a déclenché en Grande-Bretagne. «Là-bas, les audiences montent en flèche lorsqu'il est au départ».
A la question de savoir où Mikaela Shiffrin est la plus grande star – aux Etats-Unis ou en Europe centrale – Albrecht ne doit pas réfléchir longtemps. «C'est logique que plus de gens te connaissent là où a lieu le sport que tu pratiques». Autrement dit, en Suisse et en Autriche. L'Américain Bode Miller avait déjà l'habitude de dire: «I am big in Europe!» («Je suis grand en Europe!»)
Kilian Albrecht souligne à cet égard les particularités de la conception du sport en Amérique du Nord:
Mikaela Shiffrin a récemment été le centre de la fascination de ses compatriotes pour les records. Celui du nombre de victoires en Coupe du monde, qu'elle a battu, a suscité un intérêt croissant pour elle. Elle a ainsi été invitée à plusieurs talk-shows TV et a été élue, l'an dernier, sportive américaine de l'année. Mais tout cela ne lui permet pas encore d'obtenir un statut durable d'icône.
Mais pour cette «starisation», le ski alpin part avec un désavantage: avec leur casque et leur masque, les skieurs sont quasiment anonymes. «Et dans un pays comme les États-Unis, où l'apparence physique et le visage sont si importants, c'est tout sauf un avantage», analyse Kilian Albrecht. Par contre, grâce à l'égalité des droits, par exemple en ce qui concerne les prix, le ski alpin est bien placé dans la discussion sur le genre, qui est importante dans le sport nord-américain.
Quelle est la situation de Marco Odermatt? Sa notoriété grandit également à l'international, assure son responsable marketing. Et ça tombe bien: «Les Jeux olympiques 2026 se profilent. Là-bas, les partenaires internationaux sont aussi toujours à la recherche de figures de proue», se réjouit Michael Schiendorfer.
Outre des sponsors suisses, Odermatt a plusieurs partenariats internationaux. Red Bull, en particulier, offre des opportunités dans le monde entier.
Par exemple: pousser pour une course de plus aux États-Unis plutôt qu'à Adelboden.
Mais l'expert en marketing prévient: «La santé, le plaisir du sport et la joie de vivre qui en découle doivent toujours être plus importants que la maximisation des recettes publicitaires. La commercialisation totale des sportifs serait très dangereuse».
Le manager d'«Odi» voit aussi un potentiel pour le ski dans les documentaires sportifs, par exemple sur Netflix. «Le ski est souvent comparé à la Formule 1. Nous parlons du «cirque blanc», or il se passe toujours beaucoup de choses dans un cirque, sur différentes scènes». Mettre cela en scène a du potentiel. Mais il y a des limites: de nombreuses régions du monde n'ont pas de neige. Et donc, pas de ski. Avec, forcément, moins d'engouement.
Mais où le ski alpin a-t-il, géographiquement ou commercialement, un potentiel? Urs Lehmann voit des possibilités de développement de la Coupe du monde à différents endroits. Il pense aux États-Unis et aussi à la Nouvelle-Zélande.
Mais le ski doit d'abord se poser la question de savoir ce qu'il veut: devenir plus global ou continuer à se positionner principalement au niveau européen? Veut-on intégrer les superbes domaines skiables de Nouvelle-Zélande? Et les milliers de skieurs en Chine? «Ce n'est qu'ensuite que l'on peut réfléchir à la manière dont on veut intégrer ces cultures du ski. Ce n'est pas un processus qui se fait du jour au lendemain. Nous devons développer ces marchés et non pas simplement y organiser rapidement trois courses», tranche le président de Swiss Ski.
Lehmann constate qu'il manque encore un consensus au sein de la Fédération internationale (FIS):
Les deux managers des deux plus grandes stars du ski sont davantage sceptiques. Michael Schiendorfer, d'abord. «Personnellement, je pense que l'attribution des trois derniers Jeux olympiques d'hiver à la Russie, à la Corée du Sud et à la Chine n'a pas eu l'effet escompté en termes de marketing».
L'Autrichien Kilian Albrecht, collaborateur de Mikaela Shiffrin, affirme certes que «les nouveaux marchés sont toujours passionnants», mais il voit plusieurs problèmes avec les potentielles nouvelles destinations de la Coupe du monde: «Les uns se plaignent quant au climat, les autres du trop grand nombre de courses». En ce qui concerne l'Asie, il est catégorique:
Michael Schiendorfer reconnaît également l'argument selon lequel il n'y a actuellement pas de figures de proue dans certains marchés potentiels. Pour lui, l'objectif de la Coupe du monde devrait être, néanmoins, de conquérir ces nouveaux marchés:
L'idée de l'expert en marketing? Organiser une Coupe du monde dont le cœur serait en Europe, mais qui s'étendrait chaque année à d'autres régions selon une sorte de rotation. «Les jeunes athlètes doivent pouvoir voir les stars en direct, sinon ils perdent le lien avec leur sport», ajoute-t-il.
Urs Lehmann est également de cet avis. Selon lui, pour développer un produit, il faut des ambassadeurs. «Le sport de compétition sert de moteur au sport de base. Les gens se laissent motiver et inspirer par un Marco Odermatt».
Notre trio d'interlocuteurs s'accorde en voyant le plus grand potentiel aux Etats-Unis. Mais il y a, actuellement, deux barrières dans ce pays, comme l'explique Kilian Albrecht:
C'est pourquoi l'ancien slalomeur plaide pour que les courses se déroulent dans des endroits moins connus, comme justement Killington ou Mont-Tremblant, où il y a un véritable enthousiasme pour le sport et les athlètes, notamment chez les jeunes, et pas seulement pour le folklore autour du ski comme dans certaines stations de ski «nobles».
Mais, pour Albrecht, le plus important est ailleurs. «A la FIS, les dirigeants doivent enfin tirer à la même corde. Ce qui se passe actuellement est un poison pour le ski alpin, les athlètes et les sponsors. Ils ne doivent pas régler leurs conflits en public», conclut le manager de Mikaela Shiffrin.
Adaptation en français: Yoann Graber