Peu de lobbies ont autant de pouvoir dans la politique suisse que celui des paysans et des paysannes. Ce groupe d'intérêts a réussi à faire échouer en 2022 l'initiative contre l'élevage intensif. Il parvient à édulcorer des projets du parlement en fonction des intérêts des agriculteurs, comme la politique agricole PA22+, qui ne contient plus d'objectifs climatiques additionnels ni d'exigences en matière de bien-être animal. Enfin, il influence le nom des personnes occupant les plus hautes fonctions en Suisse.
Cela s'est vérifié lors de l'élection au Conseil fédéral en 2022. Elisabeth Baume-Schneider n'était pas considérée comme la favorite. Mais le jour où elle a été invitée à être auditionnée par la Conférence des parlementaires paysans, un article du Blick est paru, dans lequel la socialiste posait avec des moutons à nez noir.
Cela semble avoir plu aux parlementaires proches des agriculteurs. En effet, après les auditions des deux candidates du PS, il a filtré dans les médias qu'Elisabeth Baume-Schneider aurait convaincu les membres de la conférence. En tout cas davantage que son adversaire, la Bâloise Eva Herzog. Aussi, à la surprise générale, le parlement élisait-il la socialiste jurassienne à l'exécutif fédéral.
Le lobby des agriculteurs est considéré comme un faiseur de roi. Ce n'est pas un hasard si la première audition des candidats socialistes à élection au Conseil fédéral du 13 décembre, Jon Pult le Grison et Beat Jans le Bâlois, a de nouveau eu lieu devant la Conférence des parlementaires paysans. La conférence n'a pas fait de déclaration officielle. Son président, le conseiller national du Centre Markus Ritter, écrit toutefois à la demande de watson:
De la pure langue de bois. Les journalistes ont cependant leur petite idée: Beat Jans aurait marqué des points. Il faut dire que le Bâlois avait apporté avec lui des Läckerli...
Jon Pult, en revanche, a dû se justifier d'une campagne agressive contre les agriculteurs, à laquelle il avait pris part au sein de l'agence de communication Feinheit pour le compte d'associations environnementales durant l'été 2020. «Halte au lobby agricole!», tel était le slogan des affiches et des vidéos diffusées avant le vote populaire sur les initiatives concernant l'eau potable et les pesticides.
Le fait que le Grison Jon Pult ait échoué, si tel est le cas, à convaincre les représentants des agriculteurs, pourrait lui coûter sa place au Conseil fédéral. Mais pourquoi le lobby paysan exerce-t-il autant de pouvoir sur le gouvernement? Après tout, comparé à d'autres groupes d'intérêts, il ne dispose pas du plus gros portefeuille.
En revanche, il peut faire valoir trois choses, dont les autres lobbies ne peuvent que rêver.
Quelles sont les images qui vous viennent à l'esprit quand vous pensez à la Suisse? Des montres, des banques, du chocolat? Ou des montagnes, des vaches et du fromage? Heidi, qui se languit de son alpage suisse? Guillaume Tell, qui n'a certes jamais existé, mais qui, selon la légende, était un paysan de montagne?
L'image de la Suisse est étroitement liée à celle des paysans. On pourrait penser que ce lien a toujours existé. Mais c'est à l'Union suisse des paysans (USP) que l'on doit cette «idéologie de la paysannerie».
Lorsque l'organisation faîtière de l'agriculture suisse a été fondée il y a 126 ans, le premier secrétaire de l'USP, Ernst Laur, a lancé le «mythe paysan». Il propageait une idéologie de paysans héroïques, porteurs de la tradition et des morales suisses. Il donnait ainsi une identité commune à un pays qui n'en avait pas, ne serait-ce qu'en raison de ses quatre langues.
Une identité qui a pris de l'importance pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale, à une époque où la Suisse se préoccupait de l'approvisionnement de sa population. Le gouvernement national a donc lancé la «bataille des champs», plus connue sous le nom de Plan Wahlen. Il invitait la population à cultiver elle-même des denrées alimentaires; il s'agissait de transformer tous les espaces libres en terres cultivables.
Un bref instant, la Suisse est ainsi vraiment devenue un peuple de paysans.
Mais cela a changé depuis. Beaucoup d'exploitations paysannes ont disparu. L'image positive des paysans est pourtant restée dans l'esprit des Suisses, notamment grâce à l'engagement total de l'USP. D'où une représentation disproportionnée au Conseil national et au Conseil des Etats. Leur part a même augmenté dans la nouvelle législature. Désormais, 25 paysannes et paysans siègent à Berne, soit dix de plus qu'auparavant.
Le lobby paysan est extrêmement bien réparti et parfaitement organisé. Et ce, au-delà des frontières partisanes. C'était l'objectif déclaré de l'USP lors de sa création. Avec la Conférence des parlementaires paysans, l'USP dispose au parlement d'un réseau inter-partis performant.
Cette Conférence comprend non seulement des paysans, mais aussi des personnes proches de l'agriculture. Le nombre de ses membres a augmenté dernièrement. Alors qu'ils étaient une trentaine lors de la dernière législature, ils seraient «une quarantaine» dans la nouvelle, selon Markus Ritter.
Mais si l'on veut savoir qui exactement fait partie de cette conférence paysanne, on peut chercher longtemps. En effet, la conférence n'est pas un groupe parlementaire officiel dont la liste des membres est accessible au public. C'est un organe de l'USP, qui décide qui en fait partie et qui n'en fait pas partie.
Interrogé par watson, Markus Ritter, qui envoie des invitations et trie les réponses, affirme qu'«une trentaine de membres du Parlement» ont assisté à l'audition de Jon Pult et Beat Jans. Selon le patron du lobby paysan au parlement, il n'existe pas une liste officielle des membres de la conférence.
Ne pas savoir qui sont les élus fédéraux faisant partie du lobby rend d'autant plus difficile la critique de son pouvoir. Si un projet de réduction des subventions aux agriculteurs ou un autre, visant à leur imposer des contraintes en matière de protection du climat, échoue une fois de plus, les médias ne peuvent qu'y voir la main du fameux lobby. Mais ce sont là des suppositions, qui valent moins que des preuves.
Les médias savent toutefois une chose: l'Union suisse des paysans exclut très rapidement de sa conférence les parlementaires qui sortent du rang. Elle exige en effet de ses membres qu'ils soient loyaux. C'est ce que montre l'exemple de Kilian Baumann.
Le conseiller national des Verts et agriculteur bio milite pour une agriculture durable. Il est donc une épine dans le pied du lobby paysan. Markus Ritter a laissé entendre en octobre au Tages-Anzeiger que Kilian Baumann ne recevrait plus d'invitation à la conférence paysanne:
En effet, la force du lobby paysan tient à ce que des parlementaires défendent des intérêts homogènes. Alors que les autres lobbies doivent toujours se mettre d'accord sur des mots d'ordre communs, le lobby paysan est en permanence prêt à agir.
D'où l'efficacité des campagnes qu'il lance en soutien ou en opposition à des initiatives populaires. D'où sa promptitude à donner des interviews sur des sujets qui l'arrangent, son aptitude à militer au sein d'un parti pour en arracher des avis favorables au monde paysan. D'où son incomparable faculté à nourrir un narratif qui servira, au final et dans un très proche avenir, soit Beat Jans, soit Jon Pult.
Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder